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Le référendum soudanais et son impact régional

Article de Gérard Prunier paru dans "Politique Internationale - La Revue n°131 - PRINTEMPS - 2011"

          Le référendum organisé entre le 9 et le 16 janvier dernier a permis à la population du Sud-Soudan de se prononcer sur son avenir : soit la région restait au sein du Soudan uni tel qu'il existait depuis l'indépendance (1er janvier 1956) ; soit elle se séparait et devenait le 194e État membre des Nations unies. Le verdict des urnes est sans appel : 98,7 % des votants ont choisi la seconde option. La proclamation formelle de l'indépendance est désormais prévue pour le 9 juillet 2011, à l'expiration de la période intérimaire de six ans et demi prévue par l'accord de paix signé le 9 janvier 2005 à Nairobi. Cet accord avait mis fin à un immense conflit qui avait éclaté en mai 1983, lorsque le Sudan People's Liberation Movement (SPLM) du colonel John Garang s'était rebellé contre le gouvernement de Khartoum. Cette guerre est peu connue (1) et ses conséquences régionales le sont encore moins. Il est vrai qu'elles plongent leurs racines au plus profond des méandres géopolitiques de la Corne de l'Afrique - une région complexe, souvent indéchiffrable, située au confluent de l'Afrique et du Moyen-Orient. Le poids des années de guerre 
          L'interminable conflit soudanais (1983-2002) et les longues négociations qui ont fini par y mettre un terme (2002-2005) s'étirent sur plusieurs périodes distinctes. En 1983, au moment où le colonel Garang prend les armes, la guerre froide bat son plein. À Khartoum, le maréchal Nimeiry, ancien nassérien reconverti dans l'alliance avec Washington depuis que les communistes ont tenté de le renverser en 1971, vient d'attribuer d'importantes concessions pétrolières à la société américaine Chevron. Son armée est équipée par les États-Unis et il représente la couverture sud de l'Égypte, seul pays arabe à avoir reconnu l'existence de l'État d'Israël. Pour l'Amérique, ce soulèvement des Noirs chrétiens du Sud a tout du « complot communiste ». En réalité, son chef, le colonel John Garang, était un soldat pragmatique, éduqué à l'école militaire de Fort Benning et à l'Université d'Iowa et secondé par des officiers qui n'avaient certainement pas lu Karl Marx. Mais, guerre froide oblige, les rebelles rejoignent immédiatement le territoire éthiopien où le régime militaro-communiste du colonel Menguistu Haile Mariam les accueille à bras ouverts. Dès les premiers mois du conflit, les rôles sont solidement distribués : Khartoum est appuyé par les Américains tandis que la guérilla du SPLM reçoit l'aide de l'Éthiopie communiste, de l'URSS et de la Libye du colonel Kadhafi (2). Autre conséquence de la géopolitique, locale cette fois-ci : Garang et ses hommes s'engagent sur un programme révolutionnaire vis-à-vis de Khartoum et ne font aucune allusion à une éventuelle sécession du Sud. Pourquoi ? Parce que leur mentor et protecteur Mengistu lutte à l'époque contre les rebelles érythréens qui ne font pas mystère de leurs visées sécessionnistes. Bien que ces rebelles se déclarent ouvertement communistes, ils sont rejetés par les Soviétiques qui préfèrent s'allier à Addis-Abeba plutôt que d'appuyer une guérilla marginale. Pour Garang, le choix est clair : il se présente comme le héraut d'un rééquilibrage intérieur du Soudan entre un « centre » arabe qui exploite les régions périphériques noires (3) et tout ce qui n'est pas explicitement « arabe », même s'il s'agit de zones arabisées. L'Éthiopie soutient cette approche d'intégration nationale dans laquelle elle aspire elle-même à résorber le problème érythréen. 
      Alors que le SPLM se définit comme un « mouvement de libération » à coloration révolutionnaire, il s'installe discrètement au Kenya, pays étroitement lié aux États-Unis. Par quel biais ce grand écart idéologique est-il possible ? Il suffit de sérier les questions : Addis-Abeba fournit le matériel militaire, en très grandes quantités (4) ; et le Kenya sert de conduit à l'aide humanitaire, surtout à partir de 1988 lorsque la grande famine (due à une combinaison de sécheresse et de déprédations militaires) fait 300 000 morts en une seule année (5). La main droite ignorant ce que fait la main gauche, le SPLM se retrouve armé par l'Union soviétique et nourri par les États-Unis. Pendant longtemps, l'Ouganda de Yoweri Museveni, ancien gauchiste rallié à la mouvance américaine à partir de 1987, se tiendra délibérément à l'écart de la guerre pour éviter d'avoir à prendre parti. Quant au Zaïre de Mobutu et à la République centrafricaine, ils n'ont à l'époque aucune implication dans le conflit. 
          Mais deux événements vont bientôt changer la donne : le renversement du gouvernement soudanais pro-occidental par les Frères musulmans en juin 1989 et, deux ans plus tard, la chute du régime communiste éthiopien lui-même. Du coup, la guerre « s'africanise ». Les États-Unis s'en écartent et l'Union soviétique disparaît. Pendant un moment, Khartoum semble sur le point de gagner la partie. C'est alors qu'un troisième bouleversement relance le balancier dans l'autre sens : l'effondrement du régime d'apartheid sud-africain en 1994. 
          Avec la libération de Nelson Mandela et la fin de la discrimination raciale, il devient vite évident que l'Afrique du Sud ne connaîtra pas la guerre civile à laquelle une grande partie du continent se prépare depuis des années. Suite à une réunion entre Nelson Mandela, Julius Nyerere et Robert Mugabe quelques mois plus tard, les alliés de la Ligne de Front décident de transférer leurs équipements militaires devenus inutiles au colonel Garang. Et c'est Yoweri Museveni qui va se charger du transport. 
          Pourquoi cette volte-face ? Parce que, entre-temps, le nouveau régime islamiste soudanais a réarmé un mouvement de guérilla hors norme, l'Armée de résistance du Seigneur (Lord's Resistance Army ou LRA), groupe d'illuminés millénaristes violemment opposé au gouvernement ougandais. D'une extraordinaire violence, ce mouvement, qui kidnappe des enfants pour les transformer en machines à tuer, ravage le nord de l'Ouganda. Bien qu'il n'ait rien de musulman (la LRA est une secte qui a inventé son propre culte religieux), le groupe a été repris en main par les services secrets soudanais qui l'utilisent pour tenter de renverser Museveni. Désormais en première ligne, le président ougandais accepte de renoncer à sa neutralité et, à partir de 1995, il achemine l'aide militaire venant du cône Sud. Plus encore : il utilise son entregent politique et ses bonnes relations avec les Américains pour servir d'intermédiaire entre Garang et Washington. Le SPLM a bien besoin de cette aide car, aux yeux des Américains, il est obéré par deux éléments très négatifs. D'une part, pendant huit ans, le SPLM et son chef sont apparus comme les hommes des Soviétiques et des agents de la subversion communiste. D'autre part, l'Égypte, tant par souci de préserver son alimentation hydraulique que par solidarité avec le régime « arabe » de Khartoum, se méfie de la position éthiopienne à propos des eaux du Nil (6). Le Caire est donc très hostile au SPLM qu'il accuse d'avoir adhéré à la vision régionale de l'Éthiopie. Pour Washington, qui accorde une très grande confiance à Moubarak, cette suspicion rend le colonel Garang peu fréquentable. 
          À partir de 1995, Museveni jette tout son poids dans la balance pour venir en aide à la guérilla soudanaise, très isolée depuis la chute du régime éthiopien. Il va y réussir, en partie à cause du génocide rwandais et en partie à cause de la méfiance croissante de Washington envers le Soudan. Museveni est le proche allié du nouveau régime rwandais de Paul Kagamé vis-à-vis duquel la communauté internationale - et au tout premier plan les États-Unis - éprouve une énorme culpabilité (7). Par ailleurs, 1995 est l'année où les islamistes de Khartoum tentent d'assassiner le président Moubarak lors d'un déplacement à une conférence de l'Union africaine. Jouant habilement sur les deux tableaux, Museveni parviendra à « placer » Garang dans les bonnes grâces des Américains. Désormais, une nouvelle configuration géopolitique se met en place : Garang et le SPLM rejoignent la compagnie des amis de Washington en Afrique de l'Est, constituée du Kenya et de l'Ouganda. Avec le temps, cette alliance s'approfondit, notamment pendant la Grande guerre continentale qui ravage l'Afrique centrale de 1996 à 2002 (8). Garang y tiendra un rôle discret mais déterminant aux côtés des « envahisseurs » rwando-ougandais et contre la coalition des « États voyous » (rogue states) qui soutiennent le régime de Laurent-Désiré Kabila (9). L'administration Clinton et sa secrétaire d'État Madeleine Albright apportent une aide de plus en plus soutenue au SPLM ; insuffisante, cependant, pour permettre à Garang de remporter la victoire militaire qu'il aurait souhaitée. Mais l'administration Bush va réorienter la stratégie américaine et pousser à un accommodement avec Khartoum. Il est vrai que, entre-temps, les attentats du 11 septembre 2001 et la guerre contre la Terreur sont passés par là. Désormais, Washington a besoin de Garang et du régime de Khartoum. Bush voit, en effet, dans le soutien au SPLM un moyen de se concilier la droite protestante fondamentaliste qui a pris fait et cause pour « les Chrétiens persécutés au Sud-Soudan ». Quant au régime islamiste d'Omar Hassan el-Béchir, effrayé par la menace d'une invasion américaine au lendemain du 11 Septembre, il se lance (au moins officiellement) dans une collaboration ouverte avec la CIA. Dès lors, la conclusion logique s'impose naturellement : il faut obliger ces ennemis mortels sinon à collaborer, du moins à faire la paix. C'est précisément l'objectif des négociations menées à Naivasha (Kenya) de 2002 à 2005 et qui aboutissent à la paix du 9 janvier 2005. 

 


La reconfiguration du post-conflit 

 



          Ce long résumé des années de guerre était indispensable pour une raison simple : tous les acteurs du conflit (sauf le colonel Garang, mort dans un accident d'hélicoptère peu après la signature des accords de paix) sont encore en place et les problématiques n'ont pas changé. Mais - et c'est là tout le problème - elles se déploient désormais selon des configurations que le référendum d'autodétermination a profondément modifiées. 
         Tout d'abord, parce que c'est l'option sécessionniste qui a prévalu. Or, pour le SPLM, cette option n'était qu'une « police d'assurance » visant à assurer la sécurité du Sud en cas d'échec. La véritable stratégie du colonel Garang consistait à s'appuyer sur les « régions marginalisées » et à les retourner contre le « centre » arabe du pays, démographiquement minoritaire. Il cherchait à transformer ce qui a longtemps été considéré comme une guerre de religion en un conflit de civilisation qui verrait la « majorité africaine » du Soudan, qu'elle soit chrétienne ou musulmane, affirmer sa liberté - voire sa prédominance - face à l'arabité fantasmée des Nordistes. Le soulèvement du Darfour - région à 100 % musulmane - en février 2003 a confirmé cette approche. Aussitôt la paix signée, John Garang a voulu convertir son mouvement en un grand parti national. Il a créé une Branche Nord qui, en quelques mois, est devenue la première formation politique du Soudan. Mais cette stratégie reposait, pour l'essentiel, sur la personnalité charismatique de Garang lui-même. Après sa disparition, en juillet 2005, une victoire du SPLM aux élections devint des plus problématiques. L'hypothèse de la sécession se retrouva du même coup ramenée au premier plan. Non pas qu'elle fît l'unanimité, bien au contraire. 
          Aux yeux de l'Union africaine, il s'agissait de la pire des solutions. Pour la première fois, le sacro-saint principe de l'intangibilité des frontières issues de la colonisation contenu dans l'article 4b de la charte de l'OUA était remis en cause. Depuis 1963, l'acceptation des frontières imposées par les puissances coloniales entre 1885 et 1926 faisait l'objet d'un large consensus. Seule l'indépendance de l'Érythrée en 1993 avait ouvert une brèche dans le système. Encore n'était-elle qu'apparente : pour reconnaître l'indépendance de cette ancienne colonie italienne on s'était, en effet, contenté de revenir sur la décision des Nations unies qui en avaient confié le mandat à l'Éthiopie en 1952. Les tentatives de sécession du Katanga en 1961 et du Biafra en 1967, elles, s'étaient heurtées à une fin de non-recevoir. Quant à la volonté du Somaliland britannique de dissoudre, en 1991, sa fusion avec la Somalie italienne (1960), elle n'avait toujours pas trouvé de traduction légale malgré l'indépendance de facto de l'ex-colonie anglaise. Mais, dans le cas du Sud-Soudan, la rupture était plus radicale dans la mesure où le territoire en question ne correspondait à aucun périmètre colonial défini. Et c'est bien sûr autour de cette initiative auto-générée que les problèmes se sont cristallisés au lendemain du référendum. 
         Certains obstacles avaient été levés, notamment le tabou érythréen : le régime d'Addis-Abeba avait pleinement accepté la séparation même si les relations entre les deux pays s'étaient gravement détériorées lors du conflit de 1998-2000 qui avait opposé les anciens « tombeurs » du régime de Mengistu. Désormais c'étaient les États-Unis eux-mêmes, principaux soutiens du SPLM, qui freinaient la marche vers la sécession. Ils désiraient ménager les susceptibilités du régime de Khartoum qui, dans l'intervalle, était devenu leur allié objectif dans la lutte contre le terrorisme islamiste. Dans la région, chaque acteur envisageait l'indépendance probable du Sud (10) à l'aune de ses intérêts nationaux.

 


La perspective sahélienne 

 



          Elle s'était considérablement compliquée du fait de l'éclatement du conflit du Darfour. Entre 1983 et 2003, le Tchad et la République centrafricaine avaient observé une position de neutralité par rapport à la guerre civile soudanaise. Et, pendant la Grande guerre continentale de 1996-2002, jamais leurs forces ne s'étaient trouvées directement aux prises avec celles du SPLM (11). Mais le soulèvement du Darfour contre Khartoum - et l'appui que le Tchad a apporté aux rebelles darfouriens - a conduit Ndjamena à prendre parti. Tripoli étant en bons termes aussi bien avec Khartoum qu'avec le régime centrafricain d'Ange-Félix Patassé, Idriss Deby se retrouva en confit avec les deux. D'un côté, il aidait les rebelles darfouriens (essentiellement le Justice and Equality Movement (JEM) de Khalil Ibrahim) ; de l'autre, il soutenait la rébellion du général François Bozizé contre Patassé. En 2003, l'armée tchadienne prêta main-forte aux troupes de Bozizé et facilita son accession au pouvoir. La réponse de Khartoum ne se fit pas attendre : le régime du président Béchir tenta par trois fois d'occuper Ndjamena et apporta une assistance militaire directe aux rebelles centrafricains qui se battaient contre Bozizé dans la région de Birao. Pour sa part, le SPLM - et à partir de 2005 l'administration autonome sudiste de Juba - fournit un appui discret au JEM de Khalil Ibrahim (12) et au régime de Bangui. 
          La tension monta d'un cran avec l'entrée en scène de la LRA « ougandaise ». La LRA « originelle », dirigée par Joseph Kony, avait peu à peu été repoussée du nord de l'Ouganda en 2002-2003. Elle s'était d'abord réfugiée au Sud-Soudan où le SPLM n'était pas parvenu à l'éradiquer. Soumise à une constante pression militaire de la part tant du SPLM que de l'armée ougandaise qui collaborait avec celui-ci, elle avait progressivement dérivé à travers tout l'Equatoria occidental pour se retrouver dans le nord-est du Congo à partir de 2004. De là, elle était remontée vers le nord et avait envahi de grands pans du territoire centrafricain dans le Mbomou et la Haute Kotto. Certains de ses hommes étaient même arrivés jusqu'au sud du Darfour. Dans ces régions très isolées et dépourvues de voies de communication, la secte criminelle avait prospéré en kidnappant tous les êtres humains qui se trouvaient à sa portée (13). Peu à peu elle s'était muée en une sorte d'« internationale du crime » dans laquelle les combattants congolais, soudanais et centrafricains côtoyaient le vieux noyau ougandais des débuts. Les services secrets de l'armée soudanaise avaient continué à épauler cette organisation meurtrière, dans un but de déstabilisation du Sud-Soudan. 
          C'est à cet incroyable enchevêtrement de groupes armés que le Sud-Soudan indépendant va devoir faire face dans les mois à venir. Bien sûr, la LRA, qui n'a ni projet de gouvernement ni idéologie, ne représente pas une menace pour les autorités de Juba. Mais elle entretient une agitation criminelle qui suffit, à elle seule, à rendre la vie extrêmement difficile aux populations vivant sur ce gigantesque territoire qui s'étend des pays Sara au sud du Tchad jusqu'aux confins du Bahr-el-Ghazal et de l'Equatoria occidental sud-soudanais. D'autant que lutter contre la LRA n'est pas une tâche aisée : animés du fanatisme des déséquilibrés, ses combattants sont dotés d'une résistance physique extraordinaire (14). Ni la Centrafrique ni le Tchad n'ayant les moyens de les pourchasser, tout le poids de ce combat va donc échoir aux forces sud-soudanaises. 
          L'actuelle crise libyenne n'arrange rien. En effet, la lutte qui oppose le régime du colonel Kadhafi aux insurgés n'est pas uniquement un affrontement politique ; si la guerre s'éternise, il ne tardera pas à revêtir une dimension géopolitique. Les zones libérées de la Libye correspondent au vieux beylicat de la Cyrénaïque alors que Kadhafi conserve jusqu'à présent le contrôle de la Tripolitaine. La troisième composante du pays, le Fezzan, où se situent les principales ressources pétrolières libyennes, vit dans une très grande proximité avec le Sahel noir. C'est d'ailleurs pourquoi le « Guide » libyen recrute autant de mercenaires noirs au Mali et au Niger : il a plus confiance en eux qu'en son armée arabe (15) ! Cette politique porte en germe un grave risque de cassure entre les pays noirs et les pays arabes membres de l'Union africaine (16). Du fait de la crise libyenne, l'arc du conflit remonte donc maintenant, par une suite de dégradés ethnopolitiques successifs, depuis l'ouest du Sud-Soudan jusqu'au Maghreb. 
          Qui peut tirer parti de cette vaste zone d'insécurité ? Il est trop tôt pour le dire. Mais on ne peut s'empêcher de penser à Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI). Il y a deux ans, rares étaient ceux qui prenaient au sérieux ces bandes multiethniques de pirates du désert dont les agissements n'obéissaient à aucune autre logique qu'un « islamisme » approximatif, largement teinté de banditisme. Or, aujourd'hui, AQMI est parvenu à faire du Sahel central l'une des zones les plus dangereuses du continent, tout simplement parce que personne ne dispose des moyens de plonger efficacement dans cette immensité incontrôlée. La LRA pourrait jouer le même rôle au Sahel méridional, depuis les confins du Sud-Soudan et de la Centrafrique, et pour les mêmes raisons. 
L'ensemble éthio-érythréen 
        A priori, le bloc Éthiopie-Érythrée ne présente aucun trait commun avec le Sahel. L'Éthiopie est le plus vieil État d'Afrique ; jamais colonisé, il est doté de structures administratives efficaces et d'un sens de l'État inscrit au plus profond de sa culture. Il se trouve pourtant au coeur d'une seconde zone d'insécurité potentielle que l'indépendance du Sud-Soudan tend à exacerber. Pourquoi ? Parce que, depuis la lutte d'indépendance de l'Érythrée, qui fut suivie d'une sécession consensuelle puis de nouveaux affrontements armés cinq ans plus tard, la géopolitique régionale s'est enlisée dans une situation de « ni paix-ni guerre » tout à fait inhabituelle. Les accords d'Alger, en 2000, ont mis fin à un conflit particulièrement brutal qui avait fait 70 000 morts et coûté 2,5 milliards de dollars en deux ans (17). Mais ils se sont bornés à instaurer un cessez-le-feu prolongé qu'aucune paix formelle n'est venue couronner. Les Nations unies ont monté une mission de facilitation de la « paix », la MINUEE, qui est restée sur place de 2000 à 2008. Dispendieuse (300 millions de dollars par an) et finalement inutile, elle a dû évacuer le terrain face aux obstacles répétés dressés par l'Érythrée. Depuis trois ans, la région vit une situation de paix armée que seules les contraintes budgétaires des deux pays ont empêché de dégénérer. Chaque adversaire garde en permanence un oeil sur sa frontière ouest, jouant tour à tour le jeu de la séduction et du chantage vis-à-vis de Khartoum et, demain, de Juba. Le régime de Meles Zenawi, le premier ministre éthiopien, s'est fortement impliqué dans la tenue du référendum ; il a, pour ainsi dire, servi de « parrain » au maintien de la paix soudanaise. Cet équilibre est aujourd'hui rompu et les rapports éthio-érythréens sont redevenus très friables (18). Loin de l'anarchie structurelle qui prévaut au Sahel, on est ici confronté à deux entités structurées et capables du pire. Les États-Unis en sont conscients, qui ont à plusieurs reprises tenté de contraindre les deux frères ennemis de sceller une paix mieux juridiquement ancrée. En vain. De guerre lasse, les Américains ont choisi d'appuyer Addis-Abeba de manière asymétrique (19), ce qui met en danger la fragile paix armée. Or le régime de Khartoum est aujourd'hui tellement affecté par la perte de son Sud - à la fois financièrement, psychologiquement et politiquement - qu'il n'est plus en mesure de participer à la stabilisation de cette situation potentiellement explosive. De son côté, Juba n'aura ni l'envie ni les moyens de contribuer à cette « paix » acrobatique. Le déséquilibre est devenu tel qu'une reprise de la guerre entre Addis-Abeba et Asmara n'est plus à exclure (20). 

 


Le flanc sud : Kenya et Ouganda 

 



          C'est, à ce jour, la seule région qui ait été épargnée par les conséquences déstabilisatrices de l'indépendance du Sud-Soudan. Pour Kampala comme pour Nairobi, cette indépendance consacre la victoire d'un mouvement qu'ils ont longtemps aidé. Les bénéfices, tant diplomatiques que commerciaux, en sont d'ores et déjà visibles. Des milliers de travailleurs, de commerçants et de petits entrepreneurs kenyans et ougandais sont présents au Sud-Soudan. Les transports, les travaux publics, la vente de produits alimentaires et d'objets de consommation courante sont entièrement entre leurs mains, au point de créer certaines frictions entre les populations. La coopération militaire, surtout entre le SPLM et les Ougandais, est considérable. Des troupes ougandaises sont installées en permanence au Sud-Soudan où elles participent à la lutte contre la LRA, et il est clair qu'en cas de besoin elles renforceront les moyens militaires du Sud. En tout cas, la constitution de ce nouveau bloc stratégique a porté un coup d'arrêt aux velléités d'expansion islamistes vers les Grands Lacs - un problème qui fut, entre 1990 et 2002, l'un des soucis majeurs de la stratégie régionale des États-Unis et de leurs alliés locaux. 

 


Esquisse d'un bilan global 

 



          L'accession tardive et tortueuse du Sud-Soudan à une indépendance que son leader ne désirait même pas (21) n'a pas entraîné la catastrophe géopolitique que redoutait l'Union africaine. Il est exact que l'émancipation du Sud a accru les risques de voir le Sahel plonger dans l'anarchie et le conflit éthio-érythréen renaître de ses cendres. Mais ces désordres ne sont pas nouveaux, et ils ne trouvent pas leur origine dans la guerre civile soudanaise. La théorie selon laquelle les souffrances du Sud-Soudan étaient le prix à payer pour maintenir une sorte d'« équilibre de la terreur », d'abord dans le cadre de la guerre froide puis dans celui de la guerre contre le terrorisme, était à la fois immorale et irréaliste. Cet équilibre n'a jamais constitué une véritable « solution ». Pas plus que la pérennisation de la misère et de la domination d'une partie du pays par l'autre partie. 
         Quant aux craintes de déstabilisation plus lointaine, telles que les ont exprimées les pays membres de l'Union africaine, elles relèvent à ce stade de la spéculation. Peut-on réellement penser que la Casamance, la bande de Caprivi, Zanzibar ou l'enclave de Cabinda verront leurs perspectives sécessionnistes s'accroître de manière spectaculaire du seul fait de l'indépendance du Sud-Soudan ? Le précédent risque-t-il de se muer en exemple ? L'hypothèse est peu probable. Ce sont plutôt les situations locales et les géopolitiques régionales qui prévaudront. De toute manière, comme le montre en ce moment la guerre civile libyenne, certaines réalités profondes ne sauraient être effacées par la simple invocation de l'article 4b de la charte de l'OUA ou par les nostalgies mythiques d'un ordre mondial issu - faut-il le rappeler ? - de la paix de Westphalie de 1648. Ne donnons pas au Sud-Soudan d'autre poids que celui de sa liberté retrouvée. Il l'a méritée. Et il serait aussi injuste qu'inexact de lui faire porter la responsabilité de conflits continentaux qui existaient avant son indépendance et qui se poursuivront après... 

 

 

Notes :

(1) Pour une mise en perspective récente, voir : Gérard Prunier, « Sud-Soudan, l'indépendance et après... », Géopolitique africaine, no 39, janvier-mars 2011. 

(2) Ce dernier n'intervenait pas par conviction idéologique mais plutôt à cause d'une querelle personnelle entre lui et le maréchal Nimeiry datant de 1971. À l'époque, Kadhafi avait garanti la sécurité de certains des leaders du coup d'État communiste réfugiés en Libye, que Nimeiry avait pendus par la suite. 

(3) Pas seulement le Sud : Garang se veut le champion de tout ce qu'il appelle les « zones marginalisées », c'est-à-dire non seulement le Sud mais aussi l'Ouest (Darfour), les monts Nouba (Sud-Kordofan), le Nil Bleu et les Collines de l'Est, vers la frontière de l'Érythrée. Cette problématique centre/périphérie est en train de revenir sur le devant de la scène avec le récent référendum qui abandonne au « Nord » des régions qui aujourd'hui ne veulent plus de la domination de Khartoum. 

(4) La Libye est le principal fournisseur au début des années 1980. Mais tout le matériel est soviétique.

(5) La communauté internationale a créé une structure ad hoc, l'Operation Lifeline Sudan (OLS) qui a livré en quinze ans des millions de tonnes d'aide humanitaire au Sud-Soudan à partir de la base kenyane de Lokichokio. 

(6) 80 % du volume de l'eau du Nil viennent du Nil Bleu, c'est-à-dire du haut plateau éthiopien.

(7) Le phénomène est particulièrement marqué aux États-Unis du fait de l'influence du lobby juif pro-israélien qui a pris fait et cause pour les victimes du génocide rwandais. 

(8) Cet énorme conflit (le plus meurtrier depuis la Seconde Guerre mondiale) s'est largement déroulé dans l'indifférence du monde extérieur et a impliqué quatorze pays africains, de la Libye au nord jusqu'à l'Afrique du Sud. 

(9) On y retrouvait pêle-mêle le Zimbabwe de Mugabe, le Tchad, la Libye, les islamistes de Khartoum et l'Angola. Pour une histoire de cette guerre, voir mon ouvrage : Africa's World War, New York, Oxford University Press USA, 2008. 

(10) Dès la mort du colonel Garang, l'opinion publique sudiste avait basculé dans le mode séparatiste, consciente qu'en l'absence de son chef charismatique le maintien de l'unité aboutirait inévitablement à la poursuite de la domination nordiste sur le Sud. 

(11) L'armée tchadienne s'était battue contre les forces rebelles de Jean-Pierre Bemba afin de garder de bonnes relations avec la Libye du colonel Kadhafi qui aidait Kinshasa. Les autorités de Bangui avaient au contraire aidé ces mêmes rebelles pour assurer le maintien au pouvoir du président Félix-Ange Patassé. Mais aucune de ces armées n'avait directement combattu le SPLM, bien que ce dernier ait été l'allié des forces ougandaises en guerre avec Kinshasa. 

(12) Khalil Ibrahim est le leader d'un des deux principaux mouvements de guérilla du Darfour, l'autre étant le Sudan Liberation Movement (SLM) d'Abd-el-Wahid an-Nour. 

(13) Surtout les enfants. La plupart des combattants de la LRA sont âgés de douze à dix-huit ans. 

(14) Dans une réunion organisée à Washington en novembre dernier par le Pentagone qui cherchait à aider le SPLM et les Ougandais à traquer la LRA, j'ai entendu des officiers de commandos expérimentés exprimer une sorte d'admiration involontaire pour ces adversaires criminels mais aguerris. 

(15) Il y a aussi parmi ces mercenaires de nombreux Touaregs maliens. 

(16) Voir mon article : « La tragédie libyenne et l'Afrique noire », Le Figaro, 2 mars 2011.

 (17) La guerre éthio-érythréenne de 1998-2000 avait été radicalement différente du long conflit d'indépendance, les deux protagonistes ayant mis en jeu des moyens militaires considérables et s'étant livrés à une guerre de tranchées type 1914-1918 particulièrement meurtrière. 

(18) De 1993 à 1998, Asmara a abrité un corps de combat du SPLM qui menaçait les forces de Khartoum par l'est. Au lendemain de la guerre de 1998-2000, le régime érythréen s'est ensuite rapproché du Soudan tout en soufflant le chaud et le froid par un soutien minutieusement dosé au Front de l'Est (anti-gouvernemental) et à la guérilla du Darfour. Asmara est ainsi parvenu à intimider le pouvoir nord-soudanais tandis qu'Addis-Abeba, sans cesse inquiet d'une possibilité d'alliance soudano-érythréenne, courtisait Khartoum pour le neutraliser. L'indépendance du Sud va bouleverser cet équilibre instable. 

(19) L'une des raisons principales a été le comportement des deux pays vis-à-vis de l'interminable crise somalienne, l'Éthiopie se posant en allié des États-Unis face au mouvement islamiste somalien tandis que l'Érythrée lui apportait au contraire une aide constante, y compris militaire. 

(20) Le 16 mars 2011 le premier ministre Meles Zenawi a annoncé qu'il attendait de l'ONU qu'elle mette en oeuvre la résolution 1973 sur l'Érythrée dans les plus brefs délais, faute de quoi il prendrait « toutes les mesures nécessaires, y compris sur le plan militaire, pour mettre fin à la subversion érythréenne». Cette menace doit être prise au sérieux. 

(21) Mais que la population avait toujours souhaitée. Seule la force du leadership de Garang et sa personnalité charismatique lui avaient permis de privilégier une politique d'unité révolutionnaire comme but de guerre jusqu'en 2005. 

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