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La partition du Soudan succès, échec ou fatalité? 

Article du professeur  Marc Lavergne, paru dans le Magazine de l'Afrique n°28 de septembre-octobre 2012

           L’acte de décès du Soudan aurait donc été signé voici un an, le 9 juillet 2011, avec la sécession du Sud-Soudan avalisée par référendum le 9 janvier précédent. Faut-il y voir l’aboutissement logique de la guerre civile qui a déchiré pendant un demi-siècle un pays aux frontières artificielles, où n’auraient pu coexister des peuples si différents par la culture, la langue, la religion ? En somme, une revanche des réalités humaines sur le volontarisme des pouvoirs nés des indépendances, et sur l’aberration des frontières coloniales tracées en Afrique au mépris du droit des peuples et des territoires ancestraux ? La réalité est plus complexe : la sécession du Sud, loin d’être la victoire d’un peuple en armes, signe l’enterrement du rêve du leader de la rébellion, le colonel John Garang, d’un « New Sudan ». Celui-ci évoquait la refondation du Soudan, « de Wadi Halfa à Nimulé », sur la base de l’égalité de tous ses citoyens, quelles que soient leur origine ethnique et leur appartenance religieuse. L’acronyme du mouvement rebelle aujourd’hui au pouvoir à Juba le rappelle clairement : SPLM, Sudan People’s Liberation Movement (Mouvement de libération du peuple du Soudan). Lors de sa fondation, en mai 1985, il avait donc pris le contre-pied de son prédécesseur, le mouvement Anyanya, qui avait lutté pour l’indépendance du Sud-Soudan de 1955 à 1972, et qui avait finalement obtenu, par l’accord d’Addis-Abeba en 1972, une large autonomie régionale, avec un parlement, un exécutif, un budget… Mais les dissensions entre dirigeants sudistes avaient vite été exploitées par Khartoum pour vider cette autonomie de son contenu. On ignore souvent qu’à l’inverse, au Nord, et singulièrement dans les rangs islamistes, circulait l’idée que le Sud-Soudan était un boulet pour le Nord : peuplé d’animistes restés à un stade arriéré de civilisation, il empêchait le Nord de prendre son essor et d’assumer pleinement son identité arabo-musulmane. Beaucoup à Khartoum ont considéré avec soulagement la perspective de l’indépendance du Sud. Peut-être avec l’idée que le Nord, puissance coloniale contestée, pourrait grâce à cette indépendance exploiter les richesses du sol et du sous-sol du Sud sans avoir à se préoccuper de la gestion de sa population, à l’exemple du système néocolonial français qui prévaut depuis 1960 dans les anciennes colonies d’Afrique occidentale française et d’Afrique équatoriale française…

 

 

Des limites culturelles et politiques

 

 

          L’idée communément reçue est que le Soudan était culturellement divisé en deux, et les Britanniques avaient accentué cette perception en isolant chacune des provinces, en interdisant aux commerçants et aux prédicateurs musulmans du Nord de se rendre au Sud : ils avaient donc, les premiers, dessiné la frontière qui sépare le Nord du Sud, transformé en « closed districts » : il s’agissait de protéger le « zoo humain », de toute façon difficile d’accès et sans ressources exploitables, de l’influence prédatrice des commerçants du Nord. La politique coloniale à l’égard du Sud fut très simple : maintenir ses peuples à l’état de nature, livrés aux analyses des anthropologues (Evans-Pritchard consacrant son ouvrage phare à la société acéphale des Nuer) et aux activités missionnaires chrétiennes. Certes, le Sud avait été la cible des marchands d’esclaves venus du Nord au XIXe siècle : cette chasse fut même à l’origine de la conquête du Soudan par Ismaïl, envoyé par son père Méhémet Ali, khédive d’Égypte, à la recherche de soldats pour son armée. Et le XIXe siècle vit certaines régions du Sud dévastées par les razzias d’esclaves menées par des aventuriers arabes comme Zoubeir Rahma, mais aussi européens, avant que le gouverneur général Gordon ne s’évertue à y mettre un frein. Mais le Soudan, plus vaste pays d’Afrique, couvrait un territoire qui ne manquait pas de cohérence à défaut d’unité : entre le Tropique du Cancer et l’Équateur, il couvre la zone de transition entre le Sahara et la zone tropicale, vaste plaine s’étendant à l’infini, sans accident du relief ou cours d’eau interrompant ce passage graduel à la steppe puis à la savane et à la forêt. Aucune frontière ne s’impose d’elle-même à l’homme dans cet espace parcouru par les nomades qui transhument avec leurs troupeaux de bovins, du Nord au Sud pendant la saison sèche et du Sud au Nord à la saison des pluies, suivant une articulation subtile (et fragile) entre groupes voisins qui se croisent ou s’accordent l’hospitalité. Et puis cet espace est traversé de part en part par l’axe méridien du Nil, qui en forme la colonne vertébrale, des plateaux des Grands Lacs jusqu’à la première cataracte de Nubie. Certes la végétation aquatique qui encombre la cuvette marécageuse du Haut-Nil a longtemps servi de barrière, tout autant que la mouche tsé tsé et les fièvres, aux explorateurs venus du Nord.

 

 

Unité et diversité

 

 

          Mais cela n’a pas empêché les échanges humains, comme on le voit aujourd’hui dans la palette des types humains, dont témoigne à mi-voix le souvenir honteux des « habouba serriya », ces grands-mères esclaves qu’a compté chaque famille du Nord : résultat des échanges inégaux certes, mais indéniables, entre le monde de la steppe et celui de la savane. Et un débat subsiste autour du nom même du pays. Les Soudanais du Sud n’ont jamais nié être soudanais, et revendiquent même ce nom pour eux seuls, dans la mesure où le terme qui évoque le « pays des Noirs » et qu’ils se considéraient seuls Noirs authentiques de cet espace, était appliqué par les caravaniers arabes qui se rendaient à Tombouctou, Sokoto ou au Bornou, à l’ensemble de la bande soudano-sahélienne ! Ultime paradoxe de ce pays en tension permanente entre son unité et sa diversité. Et le nom même de la capitale du Nord, Khartoum, serait d’origine shillouk, ce peuple aujourd’hui cantonné plus au Sud, sur la rive gauche du fleuve, ayant été à l’origine de la fondation de ce village de pêcheurs au confluent des deux Nils qui allait devenir la capitale du pays. On pourrait également évoquer le « sultanat noir » du dar Funj, ancêtre du Soudan d’aujourd’hui, qui de sa capitale de Sennar sur le Nil Bleu, a contrôlé les routes caravanières du XVIe au XIXe siècle, de l’Égypte à l’Éthiopie et était un centre de négoce avec les peuples du Sud voisin. Ou le sultanat four, à l’Ouest, rattaché au Soudan en 1916 seulement, mais où les peuples d’origine africaine, islamisés de longue date, régnaient sur les tribus arabes qui nomadisaient à la périphérie. Depuis qu’en 1840, les canonnières égyptiennes sont arrivées à Gondokoro, quelques encablures au nord de Juba, le Sud-Soudan a été intégré à cet ensemble dirigé de Khartoum. Mais les groupes dirigeants du Nord, issus de la paysannerie des rives du Nil en aval, de langue arabe et qui se voulaient d’ascendance arabe, du Hedjaz ou même de la famille du Prophète, n’ont jamais accepté de partager le pouvoir et les richesses du pays avec les peuples des régions périphériques, arabisés ou non, islamisés ou non : les habitants du Darfour, des montagnes de la mer Rouge, des monts Nouba, des confins éthiopiens, de même que les grandes tribus d’éleveurs nomades de la ceinture sahélienne (les « baggara », pasteurs bovins) ont toujours été considérés comme des citoyens de seconde catégorie. Les « awlad el balad » (enfants du pays) se sont donc réservés l’accès à l’éducation, les projets de développement et d’infrastructures, dans un triangle compris entre Nil Bleu et Nil Blanc au sud de Khartoum. Le reste du pays n’était qu’un immense Far West à exploiter : fermes irriguées le long du Nil, produisant coton et canne à sucre pour l’exportation, fermes mécanisées de dizaines de milliers d’hectares d’un seul tenant dans les grandes plaines argileuses de l’Est, commerce du bétail entre les éleveurs et les marchés urbains, puis les riches marchés du Golfe. Le Sud-Soudan n’apparaissait même pas dans ce tableau : il vivait en autarcie, sans routes ni écoles, et n’était l’objet que de pillages menés par les commerçants du Nord (« jallaba ») appuyés par la soldatesque : vol de bétail, abattage des forêts de tek, exploitation clandestine d’or alluvionnaire…

 

 

Le prix de l’aveuglement

 

 

          Le benign neglect des Britanniques avait été repris à leur compte par les dirigeants du Soudan indépendant : alors que le Nord mettait en culture, à grands frais, des terres semi-désertiques à l’aide de barrages qui cédaient un lourd tribut à l’évaporation, le Sud, pourtant riche de terres fertiles, arrosé par des pluies abondantes et par le réseau du Nil et de ses affluents, était laissé à lui-même Union du Maghreb Arabe jusqu’au projet du canal de Jonglei à la fin des années soixante-dix. Mais ce projet de drainage des marais du Sud, sur 400 km, n’avait pour objectif que d’apporter un surcroît d’eau au Nord et à l’Égypte, sans considération pour son impact négatif pour les peuples Dinka et Nuer vivant dans cette zone. Et aujourd’hui encore, le gouvernement de Khartoum a mis en chantier sept barrages sur le cours du Nil principal, pour un coût de plus d’un milliard de dollars l’unité, à l’encontre de toute logique politique et économique : lancés durant la période de transition de six ans qui a suivi l’accord de paix global de Naivasha en janvier 2005, et qui était censée donner une chance au choix de l’unité, ces projets hydro-agricoles aberrants manifestaient plus ou moins consciemment le désir des dirigeants du Nord de ne pas lier leur destin aux peuples du Sud, ni même de contribuer à leur développement. Finalement, ce n’est que la découverte du pétrole dans les années soixante-dix qui a conduit le Nord à s’intéresser aux ressources du Sud. Mais dès l’origine, la préoccupation de Khartoum fut de priver le Sud-Soudan de toute part dans ce trésor : déplacement de la frontière Nord-Sud pour intégrer les champs pétrolifères de Héglig au Nord, création de la province d’Unité censée être rattachée au Nord, refus d’installer une raffinerie au Sud et construction d’un oléoduc conduisant à la mer Rouge à travers le territoire du Nord… Le résultat fut la dénonciation de l’accord d’Addis-Abeba et l’entrée du Sud dans une nouvelle guerre. Sous couvert d’idéologie (islamiste) ou d’identité (arabo-musulmane), la sécession du Sud- Soudan n’a eu pour cause que le refus des groupes dirigeants du Nord de partager le pouvoir et les ressources du pays et d’impulser un développement visant à satisfaire les besoins de la population. Le prix à payer pour cet aveuglement est lourd : il a fallu vingt ans d’une guerre atroce, laissant 3 millions de morts et plus de 4 millions de réfugiés et déplacés (sans oublier la dévastation du Darfour, qui a eu pour origine les mêmes revendications que le Sud vis-à-vis de Khartoum) pour arriver non seulement à l’indépendance du Sud, mais surtout à la naissance d’un Nord-Soudan croupion, privé de l’essentiel de ses ressources et asphyxié par la fermeture du robinet pétrolier depuis le 20 janvier 2012. La leçon à tirer de cet exemple soudanais est simple : qu’importent les frontières, et celles que les colonisateurs ont léguées à l’Afrique ne sont pas plus artificielles que celles que l’Histoire a forgées en Europe. L’essentiel réside dans la nature des systèmes politiques en place et dans la volonté des peuples de vivre ensemble, et pour beaucoup de Soudanais du Nord comme du Sud, la séparation n’est qu’une étape d’un cheminement historique qui conduira inéluctablement à renouer les liens entre les deux parties de cet ensemble, dont l’interdépendance est apparue à tous dès les lendemains de la séparation.

 

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