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Entre Soudan et Soudan du Sud, "la situation dérape"

Article paru dans le Monde le 28 Mars 2012, Par Eléonore Gratiet-Taicher

Les pourparlers entre le Soudan et le Soudan du Sud autour des droits de transit du pétrole détenu par ce dernier, mais qui doit traverser le Nord pour être exporté via Port-Soudan, n'en finissent pas de s'envenimer. Le président soudanais, Omar Al-Bachir, vient d'annoncer qu'il ne se rendra pas, le 3 avril, au sommet d'"apaisement" prévu au Sud, après avoir dénoncé , mardi 27 mars, l'attaque d'un complexe pétrolier stratégique à Heglig par les forces du Soudan du Sud. Les autorités sud-soudanaises dénoncent de leur côté le bombardement des principaux champs pétrolifères situés dans l'Etat frontalier d'Unité. Pour le secrétaire général de l'ONU, Ban Ki-moon, ces tensions entre les deux pays atteignent un "point critique" après un bref espoir de coopération "récemment montré".

Depuis la naissance du nouvel Etat africain du Soudan du Sud, le 9 juillet 2011, le pays demeure en proie aux divisions internes et aux tensions avec le Nord, après déjà deux guerres civiles (1955-1972, 1983-2005).

 

Marc Lavergne, chercheur au Groupe d'études et de recherches sur la Méditerranée et le Moyen-Orient (Gremmo), s'est rendu à de nombreuses reprises dans le pays. Il exprime sa crainte de "désagrégation en chaîne" du Soudan et ses doutes sur la capacité du Sud à devenir réellement indépendant.

 

Que vous inspire le regain de violence entre le Soudan et le Soudan du Sud, alors qu'une rencontre entre les présidents des deux Etats était prévue début avril ?

 

Je trouve que la situation dérape, sous l'influence d'éléments belliqueux à Khartoum mais aussi à Juba [capitale du Soudan du Sud]. La réunion du 3 avril n'avait de toute façon pas une grande chance de réussir sans l'annonce d'un nouvel accord sur les revenus du pétrole. Le président Omar Al-Bachir avait de plus insulté récemment le gouvernent du Sud, prétendant qu'il avait pris [en janvier] la décision de fermer le robinet du pétrole sous l'emprise de l'alcool. Salva Kirr [président de la République du Soudan du Sud] avait répondu ironiquement que c'était une si bonne décision qu'il devrait boire plus souvent.

L'armée du Sud a une capacité opérationnelle reconnue dans la région et un armement adapté au terrain. Mais c'est la première fois qu'elle s'aventure au Nord, hors des territoires contestés, pour attaquer un objectif économique : jamais l'oléoduc n'a été attaqué durant la guerre, ni même le barrage de Roseires, sur leNil Bleu, qui fournit l'électricité à Khartoum.

En utilisant ses Antonov pour bombarder les puits au Sud, Khartoum, qui a la maîtrise du ciel, risque de se mettre à dos les compagnies étrangères exploitantes. Les dégâts seront par ailleurs d'autant plus contre-productifs qu'ils risquent de retarder la reprise à terme de l'exploitation. Cette évolution inattendue de la situation pose la question de qui a le pouvoir à Khartoum...

 

Quelles sont les conséquences, au Nord comme au Sud, de la fermeture de l'approvisionnement en pétrole par Juba, le 20 janvier ?

 

Si le Nord peut espérer faire d'autres découvertes, notamment de gaz, en mer Rouge, ou dans les zones sédimentaires du sud du Darfour, soyons clairs, il considère que les principales ressources à tirer depuis la sécession sont les royalties pour traverser son territoire. C'est pourquoi il demande 34 dollars par baril, tandis que les Sud-Soudanais sont prêts à monter jusqu'à 10 ou 20 dollars maximum.

Mais si le pétrole représente une part très importante des revenus du Nord, ce n'est pas non plus la seule. L'agro-business y est important. Les grandes familles bourgeoises nord-soudanaises ont toujours considéré que le pétrole était un cadeau, mais que les exportations de bétail et l'exportation sur le marchéinternational de coton, sorgho, protéagineux, sucre, etc., comptaient bien plus.

Le Sud n'a en revanche rien d'autre : 98 % de ses ressources proviennent de l'or noir, mais sont gaspillées car elles restent dans la poche d'une poignée d'anciens commandants militaires devenus ministres, pratiquant corruption et népotisme, et ne bougeant pas un pouce pour le développement du pays. Donc si le robinet du pétrole demeure coupé, on ne peut même pas dire que les habitants du Sud seront les premiers à en souffrir, car ils n'ont jamais vu la couleur de ces pétrodollars.

On peut toutefois aisément imaginer que le Nord va avoir plus de mal à alimentersa classe moyenne émergente née du pétrole, ainsi que tout son complexe militaro-industriel, qui commence à renâcler. Des régions comme le Darfour pourraient en outre se demander l'intérêt qu'il y a à signer des accords avec unpouvoir central n'ayant plus rien à leur offrir. Si d'autres régions commencent à réclamer davantage d'autonomie, on assistera à une désagrégation en chaîne du Soudan.

 

Lesquelles seraient susceptibles de faire pression sur Khartoum pour plus d'autonomie ?

 

Il faut avoir en tête que les habitants de Khartoum et ses dirigeants politiques, économiques et culturels sont issus de la vallée du Nil. Ils se considèrent comme issus d'une origine mythique arabo-musulmane, venus de la tribu du prophète et supérieurs aux gens de la steppe.

Mais à l'est du Nord, il existe une rébellion composée d'une confédération de sept peuples différents, parlant la même langue, et occupant toutes les montagnes de la mer Rouge : les Béjas. Ils représentent entre 3 et 4 millions de personnes et ont fait une alliance avec un mouvement plus récent : les Lions libres. Habitants des montagnes, ils n'ont pas de ressources et sont soutenus par l'Erythrée, quand la relation Soudan-Erythrée va mal.

Comme ils sont situés au centre névralgique du Soudan, ils représentent une première menace pour un Khartoum affaibli, car ils peuvent facilement couperl'autoroute et le chemin de fer entre Khartoum et Port-Soudan, ainsi que l'oléoduc, dans la mesure où ils n'ont aucun intérêt à rester dans un Etat opprimant qui, amputé de l'argent du pétrole, n'aurait plus rien à leur donner.

 

supposer qu'un accord à 34 dollars par baril soit signé, à combien s'élèvera le manque à gagner pour le Soudan et comment s'organise-t-il d'ores et déjà pour y remédier ?

 

Le manque à gagner est énorme mais difficile à calculer, car il s'agit d'un consortium : le gouvernement soudanais n'est pas représenté en tant que tel. Dans chaque concession, il y a une répartition différente, avec d'un côté les Chinois, les Indiens, les Malaisiens et les intérêts privés, et de l'autre Sudapet (compagnie pétrolière nationale du Soudan). Il y a une bonne part d'opacité dans tout ça, car ces revenus n'entrent pas dans le budget de l'Etat et sont utilisés par le gouvernement national pour payer les achats d'armes, puis pour rétribuer les différentes fonctions du para-Etat.

Aux portes de Khartoum se sont construites de véritables cités de fabrication de matériel militaire et civil avec des intérêts biélorusses, ukrainiens, etc. Au sein de ces complexes militaro-industriels – fermés et secrets –, on produit des tanks, de l'artillerie, des véhicules militaires, des armes légères... Ces complexes permettent de nourrir les militaires, les officiers, les gradés, d'employer de lapopulation et de nourrir le commerce des armes. Leur rentabilité n'est pas claire, mais avec le pétrole derrière, cela tenait. Sans pétrodollars pour éponger les déficits, je suis sceptique pour l'avenir.

Une des options [pour Khartoum] pourrait être de semer encore un peu plus la zizanie au Sud en armant de nouvelles tribus, en créant de nouveaux "seigneurs de guerre", qui aideraient à sécuriser les puits de pétrole du Sud. Le pouvoir à Juba, représenté par l'Armée populaire de libération du Soudan, incarne de plus une base ethnique minoritaire.

 

Le Kenya et le Soudan du Sud ont pourtant signé un accord sur la construction d'un oléoduc reliant les deux pays. Quelles sont les probabilités que ce projet aboutisse et que Juba n'ait réellement plus àacheminer son pétrole par le Nord ?

 

Je pense qu'elles sont faibles pour différentes raisons. La première est que l'on ne sait pas à combien s'élèvent les réserves exploitables de pétrole soudanais. De plus, sa qualité est mauvaise, car ce pétrole est visqueux. Il faudrait donc, en premier lieu, justifier ces investissements, ce qui est injouable s'il n'y a que dix ans de pétrole.

Il y a également beaucoup de gaspillage. La Chine et l'Inde, qui exploitent actuellement le pétrole soudanais, le font comme des sauvages : elles pompent sans remettre de pression, ce qui doit être fait quand on exploite correctement, donc cela ne permet pas de vider complètement les poches de pétrole, mais permet en revanche de faire de l'argent plus rapidement. On en pompe peut-être que les deux tiers, en polluant par ailleurs toute la zone, à l'image du delta duNiger.

Après avoir déterminé les réserves, il faut aussi se rendre compte de ce que coûte un oléoduc jusqu'à Lamu, au Kenya : environ trois milliards et demi de dollars. On ne va pas construire un port simplement pour le pétrole soudanais. Il faut le fairepour de l'industrie. Où trouver l'argent ? Seuls les Chinois peuvent payer, mais ne le feront pas car ils sont les amis de Khartoum. Ils ne prêtaient déjà pas aux Ethiopiens pour éviter de se fâcher avec le régime. Comme la Banque mondiale ne paiera pas non plus, les Soudanais n'ont finalement pas d'autre solution que de s'entendre. Lamu est de plus situé à côté de la Somalie, qui est en guerre. Il y a donc un danger.

 

L'influence de Khartoum au Sud est-elle encore prégnante ?

 

Prenons le cas des ressources agricoles : les grands bourgeois ou les barons du régime de Khartoum se payent déjà des tranches de gâteau sur le patchwork du Sud. Mais Khartoum pourrait mettre en place d'autres milices sudistes pourchasser la population et donner de nouvelles terres en concessions aux Chinois, aux Saoudiens...

Il s'agit de laisser le pouvoir du Sud indépendant pour ne pas froisser les Américains, mais de reprendre pied dans la région à travers le pétrole, en sécurisant les zones pétrolifères et en drainant vers le Nord les richesses, y compris agricoles. L'indépendance est donc déjà un peu virtuelle, dans la mesure où la richesse économique appartient à ces bourgeois.

Elle l'est d'autant plus que le Sud n'a pas d'administration, pas de compétences, et n'a rien préparé de son indépendance malgré cinquante ans de guerre. J'ai incité John Garang [ancien chef des rebelles du Sud], dont je fus le collègue puis un ami après qu'il eut rejoint le maquis, à créer une administration et des écoles pour cadres, mais il ne l'a pas fait car il était autocrate : c'était tout le pouvoir pour lui et la guerre avant tout. La valeur des gens était mesurée sur le champ de bataille. Ce sont aujourd'hui ces gens-là qui sont au pouvoir à Juba, et ils sont touchés par ce qu'on appelle la "Dutch disease" : un pays pétrolier devient un pays rentier où travailler n'est plus rentable...

Rien n'est fait non plus pour faire revenir les cadres sudistes du Nord. Depuis une vingtaine d'année, une deuxième génération de sudistes nés autour de Khartoum est allée à l'école et parle arabe. S'ils revenaient à Juba, cela impliquerait pour le pouvoir de céder la place à des gens plus instruits et compétents. Or, il n'en est pas question pour l'actuel pouvoir, qui s'est battu dans des marécages pendant des années.

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