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"L'effondrement économique soudanais: implications politiques et militaires, obligations internationales"

 

Par Eric Reeves, avec son autorisation de traduire et de publier son article.

Eric Reeves est un professeur au Smith College de Northampton, dans le Massachusetts. Son dernier livre sur le Soudan, « Compromising with Evil : an archival history of greater Sudan, 2007-2012 » est disponible gratuitement sur internet.


Scott Ross fut l’éditeur principal de cet article paru originellement dans le Journal des Relations Internationales de Yale, le 22 Mai 2013. 

 

 

Ce papier a été rédigé début Janvier 2013 ; peu de choses ont changé depuis dans les paysages économiques soudanais et sud-soudanais. Les récentes menaces mutuelles d’arrêt de coopération en matière de pétrole aggraveraient de manière dramatique la crise économique dépeinte ici, qui menace, déjà, la paix de bien des manières. L’inflation continue sa progression inexorable au Soudan, malgré ce qu’essaye de prouver les « chiffres officiels ». Le lien entre les combats à Jebel Amer (Darfour du Nord) et le besoin désespéré de Khartoum d’obtenir des devises étrangères s’éclaire un peu plus jour après jour. 
 

Les commentaires de décembre 2012 autour de la prétendue « tentative de coup d’état » à Khartoum ont fourni peu d’éléments de consensus quant à savoir le degré de sérieux de celui-ci ou qui était réellement impliqué, ou encore jusqu’où il aurait été planifié. Le timing aurait pu être déterminé par la santé du Président al-Bashir et un pouvoir sans cesse diminuant (il aurait un cancer de la gorge, selon certaines sources) ; le rôle que joueraient les militaires à l’occasion d’une transition demeure pour l’heure assez flou. Les commentaires d’officiels de Khartoum étaient contradictoires sur ce point et n’ont montré aucune volonté de fournir une explication honnête. Ce qui est certain, c’est que les éléments tels qu’on peut les distinguer pour l’instant, révèlent un mécontentement grandissant vis-à-vis du régime actuel, qui, après 23 ans au pouvoir, échoue toujours à amener la paix ou à élargir et consolider la prospérité au Soudan. Le mécontentement public de Juin et Juillet derniers risque d’arriver à maturité.

 

Mais jusqu’à maintenant, les commentaires politiques ont, de manière générale, échoué à fournir un compte-rendu compréhensible de la manière avec laquelle les difficultés actuelles à Khartoum ont lieu dans le contexte d’une économie en chute-libre. Il y a bien une certaine prise de conscience de la détresse face aux prix trop élevés, aux pénuries,  au manque d’emploi ; mais peu a été fait dans la voie d’une évaluation plus exacte de l’avancement de l’effondrement économique, ou les conséquences qu’un tel effondrement aura sur la formation d’un futur politique pour le Soudan. Mais toute analyse des machinations et manœuvres politiques actuelles n’aurait aucun sens sans la compréhension d’une série de choix critiques, militaires et économiques, qui pèse sur le régime dans son ensemble. Ces choix sont inévitablement interconnectés, et la manière avec laquelle ils sont élaborés définira le futur du grand Soudan.

 

Les discussions de l’élite politique à Khartoum reposent souvent sur une division traditionnelle  du Front National Islamique (Congrès National) entre « modérés » et « durs »; c’est mieux rendu, à mon avis, si on l’aborde comme une distinction entre des éléments pragmatiques au sein du régime, variant dans leur adhésion à certaines opinions, en fonction de la pression internationale. La tâche d’analyse qui incombe alors est de saisir la façon avec laquelle la conjoncture économique influe sur les instincts de survie politique que tous ces individus impitoyables ont en commun. L’avantage de se pencher sur la notion de « pragmatisme » est que cela fait ressortir son absence dans certaines décisions et actions économiques récentes qui fragilisent chacune à leur manière la pérennité du régime. Ces violents individus contrôlent certes, pour l’instant, la presse, les médias d’information, les forces de sécurité ainsi que l’armée, mais le tourbillon imminent d’un désarroi économique va accentuer des pressions que ni le régime, ni les militaires n’ont clairement anticipées ou comprises entièrement.

 

Une vue d’ensemble sur les facteurs provoquant l’effondrement de l’économie soudanaise inclue les éléments suivants :

 

-une étude récente a montré que le Soudan est le quatrième pays le plus corrompu au monde (seuls l’Afghanistan, la Corée du Nord et la Somalie font pire) ; la corruption parasite le cœur même de l’économie, empêche des dépenses rationnelles, et nourrit le ressentiment. Cela fait longtemps que ce phénomène est endémique, et ce classement ne fait que le confirmer

 

-l’étude la plus récente du FMI a montré que le Soudan est l’économie la moins performante au monde, ce qui est tout simplement extraordinaire pour un pays avec tellement de ressources naturelles, notamment de larges étendues de terres arables

 

-le meilleur indicateur de l’effondrement économique est la révision du taux de croissance négatif (qui équivaut à une contraction) de l’économie : la prévision d’avril 2012 l’évaluait à

-7,3% pour l’année 2012 ; plus récemment, ce chiffre est de -11,2%, et traduit une dépression qui suggère une spirale négative au long-cours

 

-l’estimation la plus récente (octobre) du taux d’inflation soudanais est de 45,3%, alors qu’elle était de 41,6% en septembre, 22,5% en Mars et 15% en Juin 2011. En réalité, ce chiffre est déjà obsolète à cause de l’écart entre le temps de collecte et les prix actuels, et sous-estime certainement le taux d’inflation pour les produits essentiels comme la nourriture ou le fuel. Le taux officiel annuel pour la nourriture est de 48,6% ; The Economist note (à la date du 1er décembre 2012) que « le prix du ‘fool’, le haricot du petit-déjeuner soudanais traditionnel, est passé de 0,33$ à 1,16$ », soit plus de 300%. Le taux d’inflation pour le fuel est généralement aussi élevé que celui de la nourriture, avec des effets inégaux dans l’économie.

 

De plus, Yousif el-Mahdi, un économiste de Khartoum, a estimé en septembre (2012) que le taux d’inflation réel était plus proche de 65% que des 42% officiels. Il est loin d’être le seul à croire que, par le passé, le taux d’inflation réel a été constamment sous-estimé ; mais quand la mauvaise nouvelle sera répandue, ceux qui auront des livres soudanaises perdront d’autant plus confiance en leur monnaie (basé sur un certain nombre de rapports et évaluation, mon estimation personnelle [Mai 2013] est d’environ 75% annuels).

 

En réalité, le Soudan se rapproche rapidement du point auquel l’hyperinflation gouvernera les calculs économiques et les transactions, envoyant la livre dans une chute-libre alors que les épargnants désespérés et autres ayant des réserves de cash en livre convertiront dans une monnaie plus forte ou dans des biens de valeurs (or, argent, et même nourriture) à n’importe quel taux de change. Une fois que l’hyperinflation se sera installée, il sera quasiment impossible d’inverser la tendance, surtout s’il n’y a aucune ressource pour soutenir la monnaie prise d’assaut. L’économie monétaire au Soudan va faire un arrêt net. Il semble approprié de rappeler à ce moment que l’ancien Président Gaafar Nimeyri fut destitué rapidement en 1985 au milieu de protestions largement générées par l’hyperinflation.

 

Il faut également gardé à l’esprit que Khartoum a mis à profit ses ressources pétrolières autant que possible, et ne possède qu’une très faible part des deux consortiums opérant au Soudan et au Sud-Soudan (par le biais de la part de 5% de Sudapest, part contestée par Juba). Les ventes additionnelles de concessions ont peu rapporté, et aucune ressource n’a été gardée en réserve.

 

Les exportations d’or ont fait la une des nouvelles au Soudan, mais les quantités dont parle le régime, et ainsi la monnaie forte qui est supposément censée naître, ont été reçues par un scepticisme considérable. Les rapports sur la question semblent émaner exclusivement des médias contrôlés par Khartoum, et portent un air de désespoir. Dans tous les cas, une production accrue d’or ne peut pas, seule, renverser la tendance à court ou moyen terme.

 

La suppression des subventions pour le pétrole dans le budget, posée par le FMI comme condition à un allègement de la dette, a été abandonnée à l’aube de protestations aux airs de Printemps Arabe, l’été dernier ; ces importantes subventions représenteront encore une part énorme du budget non-militaire, même si ces dépenses ne font preuve d’aucune estimation honnête dans les déclarations publiques du régime. Alors que les réalités budgétaires sont plus sombres que jamais, comme le notait le Sudan Tribune (7 décembre 2012) :

 

« Le gouvernement soudanais a proposé son budget prévisionnel pour 2013 au Parlement cette semaine qui prévoit 25,2 milliards de livres soudanaises (SDG) de revenu, et 35,0 milliards SDG de dépenses, laissant un déficit de 10 milliards SDF (1,5 milliard de dollars), ce qui représente 3,4% du PIB national. Le déficit sera financé à 87% (7,6 milliards de livres) par des ressources domestiques, dont 2 milliards de livres de la banque centrale. »

 

Mais la banque centrale n’a pas vraiment de monnaie, juste ce qu’elle imprime en tant que Livre soudanaise, qui perd par ailleurs rapidement de sa valeur. Au 2 Décembre 2012, 1 dollar américain valait 6,5 livres, un record de faiblesse, 3% plus faible encore que la semaine précédente (le taux de change sur le marché noir était d’environ 5 livres le dollar plus tôt dans l’année, suggérant une chute de 30% environ). Le taux de change officiel est lui d’environ 4,4 livres pour un dollar.

 

Et pendant que le FMI continue d’insister pour que le Soudan aille plus loin dans ses coupes de subventions au pétrole, au-delà des coupes de Juin, il reconnaît qu’agir de la sorte risque de provoquer un certain mécontentement public et plus d’instabilité, comme en Juin, Juillet et Août.

 

La raison pour laquelle la livre perd continuellement de sa valeur est le manque de réserves de devises étrangères, conséquence directe de l’absence de revenu des exportations de pétrole. Il en résulte que non seulement les importations en livres soudanaises sont plus chères, dans certains cas de manière rédhibitoire, mais tout simplement plus difficiles à obtenir, puisqu’il manque cruellement de devises étrangères. Les importations de nourriture en souffrent particulièrement, à l’image des secteurs qui dépendent de pièces importées ou les services. Le Soudan importe 400 000 tonnes de sucre par an (c’est une source-clé de calories pour beaucoup dans le Nord) ; ces importations vont devenir plus chères encore, faisant pression sur le taux d’inflation de ce bien, certainement au-dessus de 50%.

 

Les efforts pour assurer 4 milliards de dollars en dépôts de riches pays arabes ont échoué, à l’exception du Qatar, malgré les diverses affirmations des officiels du régime comme quoi d’importants dépôts de monnaie forte ont été fait à la Banque Centrale Soudanaise. Bien que cela soulage la livre soudanaise des spéculations du marché noir, l’effet à long-terme de telles déclarations malhonnêtes sur l’arrivée de devise étrangère est de diminuer encore plus la crédibilité du régime quant aux problèmes d’ordres économique et financier.

 

Le secteur pétrolier, en tant que pourcentage du PIB, a diminué précipitamment à la suite de la sécession du Sud. A présent, le pétrole fournit 20 à 25 % des revenus du régime ; au-delà de cette perte colossale de revenus, le secteur pétrolier ne représente plus que 3 à 5% du PIB, alors qu’il était de 15% il y a peu, d’après le FMI.

 

La production pétrolière est également constamment surévaluée par Khartoum afin de faire croire à plus de rentrer de devise étrangère qu’en réalité. Le rapport intitulé « Rapport 2012 sur le marché du pétrole à moyen-terme » de l’Agence Internationale de l’Energie (AIE) estime la production du Soudan à 70 000 barils par jour, prédit une hausse à 90 000 barils en 2014, puis une rechute à 60 000 en 2017. Et pourtant, le ministre du pétrole, également un pilier du Congrès National, Awad al-Jaz, affirmait il y a peu que le Soudan avait une production de 120 000 barils par jour,  qui devrait être passée à 150000 fin 2012. La falsification de données par le régime n’est pas nouvelle, mais une manipulation motivée par un objectif si visible est un signe de l’ampleur de la crise économique et du besoin de Khartoum d’être perçu comme détenant ou recevant des devises étrangères au-delà du crédible.

 

De plus, dans son rapport semi-annuel d’avril 2012, le FMI a changé la classification du Soudan : d’un pays exportateur de pétrole, il est devenu un pays importateur de pétrole, invalidant toutes les affirmations d’al-Jaz.

 

Le secteur agricole, longtemps négligé par le régime, ne peut pas fournir assez de nourriture pour éviter des importations considérables. Handicapé par du copinage et un manque d’engagement au fil des ans, le secteur agricole s’effondre avec le reste de l’économie. La plupart des terres arables entre le Nil Blanc et le Nil Bleu se sont envasées et devenues inutilisables, et même des infrastructures d’irrigation, autrefois enviables, sont aujourd’hui détériorées. De larges bandes de terres fermières ont été vendues ou louées aux intérêts Arabes et Asiatiques pour fournir de la nourriture à leurs consommations nationales respectives. Il n’y a tout simplement aucun accent de mis sur l’autosuffisance alimentaire, alors que Khartoum compte sur les Nations Unies pour fournir au Soudan d’énormes quantités de nourriture chaque année. L’Agence France-Presse rapportait plus tôt dans l’année (27 Février) :

«  La situation économique se détériore toujours plus et l’économie est en crise, a déclaré l’économiste Mohamed Eljack Ahmed, de l’Université de Khartoum. A propos du « plan de secours » de Khartoum, les économistes disent qu’il est impossible à réaliser à court terme. Ahmed affirme que l’infrastructure agricole, autrefois le pilier économique du pays, s’est effondrée et ni les fermiers ni les industriels ne sont incités à agir. »

 

Le FNI/PCN a survécu des années, dans une large mesure, grâce au contrôle qu’il opère sur les services de sécurités et les Forces Armées Soudanaises (qui se recoupent souvent) ; les estimations portant sur la part du budget national consacrée aux services de sécurité et à l’armée varient, mais vont jusqu’à 70%, avec 50% comme chiffre consensuel ; cela rend toute tentative de trouver des coupes budgétaires dans les secteurs non-militaires très compliquée. De plus, les personnels impliqués sont payés pour l’instant en livre soudanaise qui perd rapidement son pouvoir d’achat, ce qui va alimenter un ressentiment intense, des défections, et possiblement une participation à des insurrections civiles.

 

Ce ressentiment est également partagé par tous ceux qui, dans l’immense et coûteux système de patronage, ont apporté leur soutien politique au régime. Le système de patronage a été un élément clé de la survie du régime. Il se construisit durant les premières prises de contrôle  de banques et de secteurs lucratifs de l’économie soudanaise, à la suite du coup d’état de 1989, puis avec les premiers revenus du pétrole, à partir de 1999. A présent, le système de patronage est trop cher et il est impossible de compter sur tous les mécontents qui le composent lorsqu’il faut apporter un soutien politique nécessaire au régime.

 

La démographie du « Printemps Arabe » est la même au Soudan que dans le reste du monde Arabe, notamment à Khartoum et dans les régions autour de la capitale : il y a un nombre démesuré d’individus en dessous de 30 ans, souvent éduqués mais avec peu de perspective de trouver un travail proportionné à leur éducation, ou même de trouver un travail tout court. Ils sont particulièrement vulnérables aux difficultés économiques.

 

L’énorme dette externe, estimée par le FMI à 43,7 milliards de dollars américains en 2012, est en passe d’atteindre 45,6 milliards en 2013, toujours selon le FMI. Cela représente 83% du PIB soudanais de 2011. Une telle dette, qui prend surtout la forme d’arriérés accumulés sous le régime précédent, ne peut pas être entretenue par l’économie soudanaise seule. Elle devient un fardeau écrasant pour l’économie, et pourtant Khartoum ne montre aucun signe d’adhésion aux recommandations du FMI pour obtenir un allègement. De plus, les actions militaires du régime à travers le Soudan vont certainement jouer contre un tel allègement auprès des créditeurs du Club de Paris qui détiennent la majorité de la dette. Il serait absolument inadmissible de négocier une réduction de la dette avec un régime qui consacre une si grande part de son budget à l’acquisition de moyens pour détruire les civils, au Darfour, dans le Kordofan-Méridional et au Nil Bleu, et ailleurs.

 

Malgré tout, le Ministre des Finances Ali Mahmud Rasul a déclaré en Octobre qu’il y a un « consentement international grandissant pour effacer la dette externe de Khartoum ». Les efforts des sociétés civiles occidentales, Africaines et Arabes devraient chercher à convaincre les politiciens de Washington, Londres, Berlin et Paris qu’une telle exonération de dette dans les circonstances actuelles serait tout simplement inacceptable.

 

Le Ministre des Finances actuel, Ali Mahmud Rasul, a également déclaré, malgré la réalité peu reluisante, que « le budget 2013 montre que nous avons dépassé la sécession du Sud-Soudan ». Mais l’ancien Ministre des Finances, Abdel Rahim Hamdi, quelque ait été son rôle dans le régime durant les années 1990s, s’est senti obligé de s’exprimer sur l’incroyable mauvaise gestion de l’économie. Le Sudan Tribune rapporte son évaluation générale : le régime actuel « n’est plus capable de gérer l’économie et manque de solutions pour gérer la crise. » Hamdi a noté que « des politiques économiques contradictoires ont mené à la flambée des niveaux d’inflation et à des hausses astronomiques des prix. En parlant au Conseil de Jurisprudence Islamique, Hamdi a mis en exergue que 77% des revenus couvrent les salaires ainsi que les aides fédérales aux Etats. » Il était également caustique dans son évaluation des revenus prévus, que le régime a constamment surévalués dans le but d’éviter que la psychologie de l’inflation prenne le dessus (exemple avec la célébration d’estimations artificiellement hautes de la production d’or, fanfaronnant sur des rentrées de monnaies fortes des pays arabes qui ne se sont jamais matérialisées). Le Ministre des Finances actuel Rasul ne parle pas de cela.

 

Pour ceux qui ne vivent pas dans un monde de mensonge duquel émergent les déclarations du régime sur le développement économique, la vérité est évidente : l’économie est en plein désordre, et l’hyperinflation se rapproche sans arrêt. Les réalités économiques brutes décrites ci-dessus ne peuvent pas être présentées dans une forme plus raffinée. En effet, si les besoins budgétaires actuels, y compris la continuation d’importantes subventions pour le fuel, ne sont pas comblés par des revenus réels, le régime sera contraint de se tourner vers la planche à billets et favoriser de fait une chute précipitée vers l’hyperinflation.

 

Pourquoi est-ce que Khartoum poursuit des politiques si néfastes pour l’économie ?

Malgré le danger déjà aigu et grandissant d’une implosion économique complète, le régime persiste dans des politiques pharamineuses et improductives, comprenant la guerre au Darfour, au Kordofan-Méridional, au Nil-Bleu, ainsi que des actions hostiles le long de la frontière avec le Sud,  et le ravitaillement de milices renégates au Soudan du Sud. Pour un régime qui essaye de survivre, ça n’est pas rationnel : les réalités économiques actuelles diminuant les chances du régime de survivre. Pourquoi donc persiste-t-il dans des politiques et actions qui vont à l’encontre d’une reprise des frais de transit pour le pétrole venant du Sud-Soudan passant dans l’oléoduc jusqu’à Port-Soudan ? Pourquoi le régime crée-t-il une situation dans laquelle les généreux frais de transit que Juba est prêt à payer ont été sacrifiés ? Cela semble d’autant plus curieux étant donnée la nature cupide de Khartoum, révélée plus tôt dans l’année lorsque des ingénieurs du Sud ont découvert une ligne attachée à l’oléoduc principal capable de détourner jusqu’à 120 000 barils par jour de pétrole brut sud-soudanais. Cette tromperie n’a pas été oubliée par le Sud, ce qui rend d’autant plus importante la question : pourquoi Khartoum a-t-il décidé de mettre les frais de transit en danger ?

 

A pleine capacité, 350 000 barils par jour, les revenus dus à l’oléoduc pourraient parvenir à fermer le déficit béant que Khartoum voit se profiler ; d’autant qu’assister financièrement Khartoum dans une période de transition compliquée et permettre au régime d’empocher plus de 800 millions de dollars « volés » durant le conflit sur le prix des frais de transit (la quantité de pétrole était calculée par Khartoum sur la base de sa proposition à 36$/baril) fait partie des engagements prioritaires du Sud. Qu’est-ce qui empêche Khartoum de finaliser l’accord sur le transport de pétrole, alors que cela ne fait que nourrir le doute dans l’esprit des Sudistes quant à la viabilité et la pérennité de ce moyen d’export ? Pourquoi Khartoum continue-t-il à mener une guerre économique brutale d’usure contre le Sud-Soudan, alors qu’il devrait être son partenaire commercial le plus important ? La réalité des revenus pétroliers perdus est inévitable : antérieurement à la sécession du Sud, près des trois quarts de la production brute venait du Sud et comptait pour plus de 85% des revenus d’exportations de Khartoum, qui atteignaient 7,5 milliards de dollars dans la première moitié de 2011, selon la Banque mondiale. « Ils ont perdu ce revenu pétrolier. Il est parti pour de bon » a déclaré un économiste international sous anonymat. Là encore, la distinction commune entre « modérés » et « durs » est mieux comprise en tant que référence aux différences au sein d’un régime qui est, selon les moments, plus ou moins pragmatique, ou qui, du moins, a différentes visions du terme « pragmatique ». Ali Osman Taha, par exemple, est souvent considéré comme étant « modéré » de par son rôle central dans les discussions de paix de Naivasha. Il est peu souvent rappelé qu’en février 2004, un an avant que ces discussions ne culminent dans la signature de l’accord de paix global, Taha quitta Naivasha pour « s’occuper de la crise au Darfour ». Comme n’importe qui ayant suivi le cours des évènements en 2004 et 2005 le sait, ce fut la période paroxystique de violence génocidaire et de destruction. Un rapport du Service de recherche du Congrès des Etats-Unis datant du 24 octobre 2004 notait :

« En février 2004, le Premier Vice-Préisdent Ali Osman Taha, le négociateur en chef du gouvernement, indiqua aux médiateurs qu’il devait quitter les discussion pour gérer le problème du Darfour. En février 2004, le gouvernement soudanais initia une campagne militaire contre l’Armée de Libération du Souan et le Mouvement pour la Justice et l’Egalité, et déclara victoire à la fin du mois. Les attaques des forces gouvernementales et des milices Janjawid contre les civils se sont intensifiées entre février et juin 2004, forçant des dizaines de milliers de civils à fuir au Tchad. »

 

Comme on le sait à présent, des dizaines de milliers de personnes furent également tuées dans cette période violente, et le massacre continua bien après l’intervention de Taha, avec un nombre total d’individus liquidés avoisinant les 500 000. Le nombre  de déplacés internes serait, selon le Bureau pour la coordination des affaires humanitaires de l’ONU, de 2,7 millions. Le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés estime que plus de 280 000 Darfouriens demeurent dans l’Est du Tchad comme réfugiés. Que Taha le « modéré » ait joué un rôle central dans le génocide du Darfour est un fait par trop peu souvent reconnu, suggérant encore que le « pragmatisme » au sein du FNI/PCN prenne plusieurs formes.

 

Après plusieurs changements de discours et de positions, Khartoum voudrait faire croire au monde qu’il remplira sa part de l’accord sur le transport du pétrole seulement si Juba accepte divers « arrangements sécuritaires ». Mais bien évidemment, la nature exacte de ces arrangements change en permanence, même alors que Khartoum ignore la condition requise la plus fondamentale pour garantir la sécurité au Soudan et au Sud Soudan : une frontière désignée clairement, avec autorité. Cela aurait bien évidemment dû être le cas durant la « période d’intérim » de l’accord de paix global (9 Janvier 2005- 9 Juillet 2011). Que cela n’est pas été réalisé dans les temps est presque entièrement de la faute de Khartoum, qui pensait alors, et pense encore, pouvoir extorquer des terres frontalières au Sud-Soudan et les incorporer au Soudan. La prise d’Abyei n’était que la salve d’ouverture (mai 2011). Les ambitions militaires vont certainement s’étendre jusqu’à la prise de multiples champs pétrolifères du Sud, et de terres arables.

 

Plus récemment, les « arrangements sécuritaires » réclamés par Khartoum ont vu émerger comme demande le désarmement de l’Armée Populaire de Libération du Soudan-Nord par Juba, une notion ridicule, en effet, tellement ridicule que cela doit être vu comme une manière de retarder les négociations. Cette demande peut être analysée de la même manière que la proposition initiale de Khartoum de fixer les frais de transit à 36$ le baril : il ne s’agissait nullement d’un mouvement d’ouverture, ni d’une proposition sérieuse à partir de laquelle un compromis pouvait être trouvé. Il s’agissait d’arrêter les négociations, et en effet Juba a décidé par la suite d’arrêter la production de pétrole.

 

Donc, de la même manière, les « arrangements sécuritaires » sont destinés à ralentir les négociations en demandant au Sud ce qu’il ne peut pas offrir ou fournir, bien que les officiels de Khartoum continuent à déclarer qu’ils ne négocieront pas avec le Mouvement Populaire de Libération du Soudan-Nord, insistant sur le fait que «l’alliance » entre Juba et le MPLS-N doit d’abord être rompue. Et pourtant, il n’existe aucune preuve pour suggérer une quelconque alliance militaire. On peut comprendre pourquoi le FNI/PCN souhaite que l’armée sud-soudanaise désarme les rebelles du Nord, tout d’abord au Nuba : les forces armées d’Abdel Aziz al-Hilu malmènent les troupes et milices de l’armée soudanaise, écrasant littéralement des bataillons entiers et des brigades, acquérant de cette manière un nombre important de munitions, d’armes, de fuel, et d’autres ressources (malgré tout, Ahmed Haroun, le gouverneur du Kordofan-Méridional accusé de crimes de guerres, insiste sur la victoire prochaine de l’armée). Est-ce que quelqu’un qui vit dans le monde réel pense réellement que Juba va aider à désarmer l’APLS-Nord ? Ce sont d’anciens frères d’armes, profondément liés par les années de souffrance et de combat communs, et par un fort sentiment de suspicion envers Khartoum. En l’absence de preuves concrètes de l’aide de Juba envers les rebelles à Nuba, il nous faut conclure que quelque chose d’autre s’y passe.

Il est important de se souvenir que, bien que le régime survit depuis 24 ans, certains de ses membres et factions se sont concurrencés sans relâche pour le pouvoir, souvent en défendant impitoyablement leurs intérêts, et ont tour à tour vécu l’ascension fulgurante et le déclin. L’exemple le plus récent semble être Salah Abdallah « Gosh », autrefois chef des très puissants Services de Renseignements Nationaux et de Sécurité ; plus loin dans le passé, il y a la séparation nette entre la clique d’al-Bashir et le leader idéologique islamique Hassan al-Turabi, à la fin des années 1990. Toujours est-il que l’ambition au sein noyau dur du régime n’a jamais été ponctuée du désir de faire ce qui est de mieux pour le peuple soudanais.

 

L’ascension récente la plus notable est celle de jeunes officiels militaires dans la prise de décision autour de la guerre et de la paix. Cela également n’a pas été suffisamment dit, malgré le nombre considérables de preuves comme quoi, sur tout un ensemble d’enjeux, les opinions militaires ont prévalu. La nature de cette ascension, et les motifs qu’elle sous-tend, ont été mis en lumière pour la première fois par la chercheuse Julie Flint dans un compte-rendu d’août 2011, basé sur une interview extraordinaire d’un officiel de Khartoum. Ce dernier,  dont le récit a été corroboré par d’autres sources, prévenait qu’un coup militaire silencieux était déjà bien avancé dans sa préparation à Khartoum avant la prise d’Abyei (Mai 2011). Il y a peu de doutes que si le récit de l’officiel est exact, et en effet il y a eu un coup d’état militaire de l’intérieur, alors il y aura peu de place pour les civils dans la nouvelle configuration du pouvoir lorsqu’il s’agira de gérer la guerre et la paix :

 

« Une source bien informée proche du parti du Congrès National rapporte que les deux généraux les plus puissants du Soudan sont allés voir [le président soudanais al-]Bashir le 5 mai, cinq jours après que onze soldats furent tués dans une embuscade tendue par l’APLS à Abyei, à la frontière sud du Kordofan-Méridional, et ont demandé l’autorisation d’agir comme bon leur semblait, sans faire référence au leadership politique. »

 

« Ils l’ont eu, rapporte la source. C’est l’heure des soldats, dans une attitude amère et rancunière de défense de ses intérêts par tous les moyens ; une approche émotionnelle et punitive qui va au-delà du calcul de son propre-intérêt. L’armée était la première à accepter que le Soudan se divise. Mais ils l’ont également pris comme une humiliation, notamment parce qu’ils se retiraient de territoires sur lesquels ils n’avaient pas perdu. Ils étaient prêts à suivre les politiciens tant qu’ils tiendraient leurs promesses, mais ils en sont arrivés à la conclusion qu’ils ne les tenaient pas. Les embuscades à Abyei…les discussions interminables à Doha qui laisse le Darfour comme une plaie ouverte…l’absence d’accord sur les revenus pétroliers… ». « Cela va au-delà de la politique, affirme un des conseillers les plus proches d’al-Bashir. C’est une question de dignité. »

 

Jusqu’où cette analyse est-elle confirmée par les développements récents de la situation ?

 

Quand le puissant conseiller présidentiel Nafie Ali Nafie a signé, le 28 Juin 2011, un « accord-cadre » avec le Mouvement Populaire de Libération du Soudan-Nord, il semblait, pendant un instant, que la guerre dans le Nuba et le Nil-Bleu serait évitée. Trois jours plus tard, le président al-Bashir renonça avec emphase à l’avancée faite, déclarant après la prière du vendredi (1er Juin 2011), que l’ « épuration » des Monts Nuba continuerait. Il s’agissait très clairement d’une déclaration faite à la demande des généraux, surtout du Général Major Mahjoub Abdallah Sharfi, chef du Renseignement militaire, et du Lieutenant général Ismat Abdel Rahman al-Zain, impliqué dans les crimes atroces du Darfour de par son rôle de directeur des opérations militaires des forces armées soudanaises ; il est identifié dans l’ « annexe confidentielle » du rapport sur le Darfour d’un panel d’experts de l’ONU (annexe qui a fuité en février 2006).

 

Ces hommes et leurs collègues militaires sont ceux qui, par leurs actions, se sont assurés qu’Abyei demeure un contentieux important dans les tensions grandissantes entre le Soudan et le Soudan du Sud. Ils savaient bien évidemment les implications d’actions militaires à Abyei, actions militaires qui ont contrevenu directement au Protocole de l’Accord Global de Paix d’Abyei. Cette action pousse la situation d’Abyei à s’envenimer continuellement, jusqu’à mener à une confrontation si, comme c’est probable, l’Union Africaine et le Secrétariat de l’ONU et le Conseil de Sécurité continuent à tergiverser par rapport à la proposition de l’UA sur le statut permanent d’Abyei, une proposition approuvée par le conseil de Sécurité et de Paix de l’UA mais rejetée par Khartoum. Et tant que la situation s’envenime, les discussions relatives à d’autres problèmes sont rendues plus difficiles encore, et le retour de revenus constants venant de l’exploitation du pipeline du Nord est de moins en moins probable.

Après avoir perdu le revenu équivalent à un an d’exploitation, le Sud va certainement chercher un autre moyen d’exporter. Le détournement, depuis l’indépendance (9 Juillet 2011), d’un milliard de dollars pétroliers dus au Sud par Khartoum a rendu Juba mal-à-l’aise quant à un possible accord sur le long terme avec le régime actuel, malgré la décision d’autoriser Khartoum à garder cet argent obtenu illégalement.

 

Du point de vue d’une gestion rationnelle de l’économie, les décisions militaires ont été constamment désastreuses. C’est vrai, que l’on parle des destructions génocidaires (et de l’effondrement économique) au Darfour, du nouveau génocide dans les Monts Nuba –qui a déclenché une rébellion militaire couronnée de succès-, des nombreuses morts de civils et des déplacements au Nil-Bleu, de la prise d’Abyei, des assaults irréfléchis contre les forces de l’APLS-Sud dans la région de Tishwin de l’Etat Unité, en Mars/Avril de cette année (n.d.t 2012), du soutien envers les milices renégates au Sud-Soudan, de l’augmentation de réclamations déraisonnables relatives à la frontière Nord-Sud, ou bien des bombardements répétés le long de la frontière durant l’année et demie écoulée, y compris la zone « Mile 14 » dans le Bahr el Gazal du Nord. C’est un catalogue extraordinaire d’actions militaires. Et aucune d’entre elles ne reflète une quelconque préoccupation vis-à-vis des problèmes économiques qui pourraient faire chuter le régime. Au contraire, ces décisions sont l’expression d’un désir amer et rancunier « d’être quitte » avec le Soudan du Sud pour avoir utilisé son droit d’auto-détermination. Mais la vengeance ne sauvera pas l’économie décadente du Nord, et en l’absence de la reprise du transport de pétrole et des revenus subséquents, l’économie continuera à s’écrouler, avec l’hyperinflation comme horizon de plus en plus crédible. Des mesures normales de résolution sont incompatibles avec les engagements militaires actuels et le contexte qui en découle. Les solutions envisageables, qui auraient été difficiles en tout état de cause et au vu de la coupure subite du transport de pétrole, sont à présent complètement irréalisables.

 

Tant que les décisions relatives à la paix et à la guerre sont prises par les généraux à Khartoum, sans regard sur les conséquences de combats perpétuellement renouvelés sur l’économie, le Soudan restera à la fois un pays violent et ingérable sous la gouvernance actuelle.

 

La réponse internationale

 

Il y a une décision que la communauté internationale, et plus particulièrement les membres du Club de Paris, peuvent prendre : n’engager aucune discussion sur la planification d’un allègement de dette pour Khartoum tant que le régime ne se sera désengagé de ses campagnes militaires qui visent des civils, et n’aura cessé ses actions menées aveuglément pour s’assurer une destruction étendue de civils comme on l’a vue récemment au Kordofan-Méridional et au Nil-Bleu, plus tôt encore à Abyei, et depuis dix ans au Darfour. Le système bancaire international ainsi que le système international d’allocation des ressources ne devraient rien faire qui puisse convaincre le gouvernement qu’il s’en sortira sans payer le prix fort pour les atrocités commises dans ces régions. De son côté, le régime continue à parler de manière assurée des perspectives d’un allégement partiel de sa dette. Il est difficile de dire si cela relève d’un certain opportunisme –même la perspective artificielle d’un allègement de la dette aiderait énormément l’économie du Nord-ou du cynisme : la communauté internationale a capitulé face aux demandes de Khartoum, a accepté la validité de ses engagements vis-à-vis des accords signés tellement de fois que le régime peut penser que cela sera encore le cas.

 

Cela ne doit pas arriver. La communauté internationale a abandonné le Grand Soudan depuis trop longtemps maintenant, a laissé en place un régime meurtrier et génocidaire à Khartoum depuis Juin 1989, et c’est à présent l’occasion de mettre au premier plan la conscience morale et les décisions de principes : le monde va-t-il financer ce régime ? Acceptera-t-il des crimes atroces au Soudan dans l’intérêt de quelque chose d’autre que le bien-être des Soudanais eux-mêmes ?

 

La société civile dans ces pays représentés au Club de Paris est obligée par les circonstances de faire pression sur leurs gouvernements pour affirmer publiquement que la priorité absolue de la politique menée à l’encontre du Soudan est l’arrêt des destructions de civils à travers le Grand Soudan. Il faut demander une preuve univoque que cette « priorité » fait bien partie des politiques nationales. Malgré l’attention excessive qui dirige généralement l’imposition de sanctions multilatérales, c’est ce que souhaite un grand nombre de Soudanais et Sud-Soudanais, de même que de nombreuses personnes bien-informées sur la région.

 

C’est une simple « demande » : pas d’annulation de dette pour un régime qui continue à commettre des crimes atroces contre les civils sur une large échelle. Cette dette a augmenté dans une large mesure à cause des dépenses militaires toujours plus importantes pour l’achat d’armes, notamment, qui servent maintenant contre des centaines de milliers de civils non-combattants. Pourtant, aussi simple et apparemment raisonnable que puisse paraître une telle demande, il y a d’excellentes raisons historiques de croire qu’elle sera refusée : à la place, une justification factice sera trouvée pour financer Khartoum, une décision définie par l’opportunisme et non par l’intelligibilité morale. Il ne saurait y avoir une utilisation des ressources financières et économiques mondiales plus irresponsable.  

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