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Le régime de Khartoum bousculé par la sécession du Sud

par Gérard Prunier, février 2011, dans le "Monde Diplomatique"

 

GÉRARD PRUNIER

Chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS, Paris) et directeur du Centre français d’études éthiopiennes (Addis-Abeba).

          « Nous soutiendrons le nouvel Etat du Sud et nous favoriserons sa stabilité car nous sommes voisins et resterons amis », a déclaré le président soudanais Omar Al-Bachir le 25 janvier dernier. Quelques jours auparavant, la population locale avait massivement voté pour l’indépendance. Inédite en Afrique, cette partition « à l’amiable » vise à mettre un terme à des décennies de conflits. Mais elle laisse en suspens des éléments clés de la stabilité régionale : le partage de la rente pétrolière et la délimitation des frontières.

 

 

        Historique, le référendum qui s’est déroulé au Sud-Soudan du 9 au 16 janvier marque un tournant, non seulement pour ce pays déchiré par les guerres civiles depuis un demi-siècle, mais aussi pour le continent africain tout entier : pour la première fois, le sacro-saint principe de l’intangibilité des frontières issues de la colonisation a été remis en cause.

Depuis 1963 et la création de l’Organisation de l’unité africaine (OUA), il était admis que les délimitations — parfois absurdes — imposées par les puissances coloniales entre 1885 et 1926 ne sauraient être contestées. Une seule entorse avait été reconnue : l’indépendance de l’Erythrée en 1993. Mais l’exception n’était qu’apparente puisqu’il s’agissait en fait d’un territoire colonisé par l’Italie, puis confié par les Nations unies (ONU) à l’Ethiopie en 1952 (1).

        Les tentatives de sécession du Katanga (ex-Congo belge) en 1961 et du Biafra (Nigeria) en 1967 s’étaient quant à elles heurtées à un rejet radical de l’OUA et de l’ONU. Proclamées plus récemment, en 1991, les velléités du Somaliland de revenir sur sa fusion avec la Somalie italienne (réalisée en 1960) n’ont toujours pas trouvé d’issue légale malgré une indépendance de facto (2). Dans le cas du Sud-Soudan, la rupture paraît donc radicale : la région qui vient de voter très légalement son autonomie n’a jamais fait l’objet d’une délimitation coloniale.

        L’idée voit le jour dès la fin de la colonisation, en 1956. L’inimitié entre ces deux pôles, unis de force à partir de 1898 par les Britanniques, remonte à l’époque où les Noirs du Sud avaient été pourchassés par les trafiquants d’esclaves arabes du Nord. Une partie des premiers avaient opté pour la conversion au christianisme afin de marquer leur différence avec l’islam des seconds. Il en résulta une colonie soudanaise profondément clivée, que les Britanniques ne firent rien pour souder, gérant les deux régions comme des entités quasiment séparées. Le Nord recevait la grande majorité des investissements sociaux et économiques (3).

       Ayant débuté avant même l’indépendance, la guerre civile dura jusqu’en 1972 et le Sud obtint une assez large autonomie après la signature des accords d’Addis-Abeba (Ethiopie). Son gouvernement provincial, installé à Juba, géra les anciennes provinces rebelles du pays pendant une dizaine d’années et il sembla que le fossé qui menaçait l’intégrité du territoire national pourrait se combler (lire « Chronique d’une indépendance annoncée »).

       Mais les tensions resurgirent lorsque la compagnie américaine Chevron découvrit de l’or noir dans le Sud, où se trouvent à présent 85 % des puits de pétrole soudanais. Le président de l’époque, Djafar Al-Nimayri, s’attacha alors à démanteler l’autonomie durement acquise : fermeture du Parlement autonome de Juba, abolition du gouvernement, remplacé par une administration militaire, et tentative de désarmement des régiments noirs de l’armée. La révolte éclata en mai 1983 ; elle durera dix-neuf ans.

      Dirigée par le colonel John Garang, un officier sudiste qui avait déserté, l’Armée de libération des peuples du Soudan (SPLA) s’affiche d’abord comme un mouvement anti-impérialiste. Basée en Ethiopie — alors gouvernée par le colonel prosoviétique Mengistu Hailé Mariam —, elle reçoit son armement de Moscou. De leur côté, les autorités de Khartoum sont appuyées par les Etats-Unis.

 

 

 

Rôle de la droite religieuse américaine

 

 

 

       L’effondrement de l’Union soviétique en 1991 aurait pu assurer la victoire définitive du Nord si ce dernier, devenu islamiste en 1989, n’avait pas perdu l’appui de Washington. Pendant trois ans (1991-1994), les adversaires se battent donc sans soutiens extérieurs. Puis, avec la fin de l’apartheid en Afrique du Sud, Garang reçoit un appui discret de Pretoria et de ses alliés, dont la Tanzanie de Julius Nyerere et le Zimbabwe de M. Robert Mugabe.

        Finalement, les Etats-Unis décident de se mêler à nouveau du conflit : poussé par une extrême droite religieuse qui a pris fait et cause pour les « chrétiens persécutés du Sud-Soudan », le président américain George W. Bush force les belligérants à négocier en 2002. Signés trois ans plus tard, les accords de Nairobi, aussi appelés Accord de paix global (Comprehensive Peace Agreement, CPA), prévoyaient, entre autres, un référendum d’autodétermination à l’issue d’une période intérimaire de six ans et demi.

       Mais toutes ces années de guerre ont fini par aviver d’autres contradictions : celles d’un pays vaste et divers, qui ne saurait être réduit à la simple dichotomie entre le Nord et le Sud. Bien d’autres régions — le Darfour, le sud du Kordofan, la province du Nil Bleu, les collines de la mer Rouge — prennent ainsi leurs distances avec le « cœur » arabo-musulman du Soudan central, lequel ne les a pas mieux traitées qu’il n’a traité le Sud. Ces périphéries, peuplées de groupes allogènes très divers (mais tous musulmans), ont longtemps été considérées comme faisant partie d’un Nord abstrait. Pour le colonel Garang, qui n’était pas sécessionniste, l’approfondissement de ces contradictions centre-périphéries devait aboutir à remettre en cause la domination de la minorité arabo-musulmane sur tout le pays. Quelques semaines après la signature du CPA, il s’était rendu à Khartoum, où il avait été accueilli par une foule enthousiaste, en majorité arabe. Il avait alors créé la branche nordiste de son mouvement, dont la popularité n’avait cessé de grandir. Ses chances de gagner les élections prévues pour 2010 paraissaient très fortes. L’explosion de la révolte du Darfour en février 2003 confirmait d’ailleurs la pertinence de sa stratégie. Mais Garang est mort dans un accident d’hélicoptère dans les monts Imatong le 30 juillet 2005.

         Les accords de Nairobi décrivaient avec un grand luxe de détails un partage des richesses, du pouvoir politique et des forces militaires. Partage qui s’efforçait d’être le plus neutre et le plus égalitaire possible. Pendant une période de six ans, les anciens ennemis devaient coopérer pour « rendre l’unité attirante », avant le référendum prévu pour janvier 2011. La période de six mois qui suivrait devait permettre soit la mise sur pied d’un « Nouveau Soudan » uni, plus démocratique et égalitaire (le rêve du colonel Garang), soit une sécession. Garang mort, c’est cette dernière option qui s’impose, ses compagnons reportant leurs espoirs de liberté sur une victoire de la partition légale (4).

        Dès l’abord, et en dépit de sa sophistication diplomatique et organisationnelle, le CPA se révèle un demi-échec. D’un côté, les mesures sécuritaires montrent une efficacité réelle, malgré des accrochages répétés mais finalement contrôlés ; en outre, l’attribution à l’administration semi-autonome du Sud de la moitié des revenus pétroliers est respectée. En revanche, le partage du pouvoir politique et administratif tourne court : les islamistes du Parti du congrès national (NCP), qui ont instauré à Khartoum un régime autoritaire à la suite du coup d’Etat de juin 1989, n’ont aucune intention de jouer le jeu du CPA. Les ministres sudistes qui prennent leurs fonctions dans le gouvernement d’unité nationale (GoNU) installé dans la capitale se rendent ainsi rapidement compte qu’il leur est impossible d’exercer leur mandat, en raison du contrôle permanent dont ils font l’objet de la part du NCP. Une partie de cet échec tient d’ailleurs à Garang lui-même, qui a toujours dirigé le SPLA, devenu en 1983 Mouvement pour la libération des peuples du Soudan (SPLM), de manière très autoritaire et qui a souvent tenu à distance les membres éduqués de la diaspora.

        En outre, les ressources humaines de la guérilla se révèlent vite insuffisantes lorsqu’il faut passer à la gestion non pas d’un mais de deux Etats, le gouvernement autonome du Sud et le GoNU au Nord. Pendant les six années de la période intérimaire prévue par le CPA, le NCP ne fait que deux choses : chercher à tirer le maximum de bénéfices matériels de l’exploitation pétrolière du Sud et tenter d’entraver le gouvernement sudiste de Juba. Rien n’est donc fait pour rendre l’unité attirante. De ce fait, les derniers partisans sudistes d’une solution unitaire disparaissent peu à peu. A partir de 2009, il devient évident que, si le référendum a lieu comme prévu, il ne peut aboutir qu’à l’indépendance.

        Malgré toutes les prévisions pessimistes, le référendum s’est passé sans incident majeur. Pourtant, le résultat — validant la sécession du Sud — engendrera plusieurs difficultés :

  • La frontière entre le Nord et le Sud n’est toujours pas délimitée. Il s’agit d’une grave carence puisque les régions contestées abritent une bonne part des richesses pétrolières.

  • Aucune mesure ne prévoit la marche à suivre pour clarifier le régime de citoyenneté dans l’Etat divisé : que deviendront les millions de Sudistes habitant le Nord ? Le même problème se pose pour la place des populations nomades qui transhument entre le Nord et le Sud au rythme des pluies et des saisons.

  • Les modalités du partage de la dette (38 milliards de dollars) n’ont pas été envisagées.

  • Les modalités de répartition des revenus pétroliers ne sont pas fixées.

  • Dans plusieurs régions (territoire d’Abyei, province du Nil Bleu), les populations que Garang qualifiait de « marginalisées » ont obtenu le droit à des « consultations populaires » destinées à éclaircir leur relation tant vis-à-vis du Nord que du Sud. Mais rien n’est prévu pour les mettre en place.

  • Le CPA n’a rien organisé concernant le Darfour : autoritaire, le gouvernement soudanais, qui semblait n’avoir rien appris ni rien oublié, refuse obstinément de résoudre le conflit grâce à des négociations internationales réalistes.

 

 

 

 

 

Espoirs déçus d’un soutien chinois

 

 

 

        C’est la complexité même du Soudan qui a finalement assuré le bon déroulement du processus référendaire. En effet, l’Etat-NCP doit faire face, au début des années 2000, à une mutation des rapports de forces internes. La guérilla du Darfour prend conscience que ses divisions la rendent vulnérable aux manipulations de Khartoum ; elle commence alors à coordonner ses actions. A la même époque, les régions marginalisées du Soudan décident de se préparer à faire valoir leurs droits par la voie armée au cas où une sécession du Sud les laisserait dans un tête-à-tête inconfortable avec l’Etat-NCP. De même, la branche nord du SPLM comprend qu’elle joue son va-tout dans ce référendum qui pourrait pousser à un combat décisif des forces démocratiques contre le régime islamiste. Pour couronner le tout, la population nordiste réalise que les vingt années de tensions et de sacrifices liés à la guerre civile risquent de se terminer par l’humiliation nationale d’une partition qui va, en outre, lui faire perdre l’accès à la seule richesse dont elle bénéfice un peu : le pétrole.

        En effet, autoritaire et concussionnaire, le régime de Khartoum se pose en promoteur du développement national. La grogne populaire atteint alors un niveau tel que même les vieux partis politiques arabes, usés par un demi-siècle de gestion politique inepte, se sentent obligés de réagir et d’intégrer les aspirations démocratiques.

        Au Nord, on ne parle plus que de renversement du régime (5). Le NCP lui-même se divise : le vice-président Ali Osman Mohamed Taha, mis sur la touche depuis un an parce que jugé trop modéré, revient en force, tandis que les « durs » du régime se trouvent soudain pris au dépourvu. A l’extérieur, le vieux dirigeant islamiste Hassan Al-Tourabi déclare publiquement, en plein référendum, que le Soudan doit suivre la voie ouverte par la Tunisie. Il est immédiatement arrêté et le domicile de ses partisans perquisitionné.

        Il est vrai que le gouvernement de Khartoum apparaît de plus en plus isolé. Les manifestations de solidarité arabe, très fortes lorsque le président Omar Al-Bachir a été inculpé par la Cour pénale internationale en 2009, se révèlent éphémères (6). De même, les espoirs d’un soutien chinois sont vite déçus. En effet, Pékin, qui contrôle 50 % de l’extraction du pétrole soudanais et fournit l’essentiel des armes au gouvernement de Khartoum, ne souhaite pas s’engager dans une crise majeure avec la « communauté internationale » à propos d’une question qui ne lui semble pas vitale. Face à un Sud mal organisé mais résolu à saisir la chance qu’il attend depuis cinquante ans, la dictature du NCP se trouve tout à coup sur la défensive. Paradoxalement, l’après-référendum s’annonce donc plus dangereux pour le Nord que pour le Sud.

     C’est d’ailleurs sans doute à cette montée des périls au Nord qu’on doit le très grand calme dans lequel le référendum s’est déroulé. Fragilisé, le président Al-Bachir s’est fait tout miel vis-à-vis du Sud. Sa visite à Juba, à la veille du début des opérations électorales, a été interprétée, à la surprise générale, comme une véritable « déclaration de paix ». Le chef de l’Etat voulait peut-être ainsi dégager ses arrières pour mieux affronter la guerre qui menace dans son propre fief. Il n’a d’ailleurs formulé qu’une seule demande : l’expulsion des responsables de la guérilla du Darfour qui se sont réfugiés au Sud-Soudan.

        Les responsables sudistes se sont empressés de lui donner satisfaction, trop heureux d’acheter à ce prix modique la tranquillité de la grande consultation référendaire qui leur importait tant. Ce faisant, le président Salva Kiir Mayardit a pratiquement achevé la mission dont il avait hérité à la mort de Garang et il a d’ores et déjà annoncé son intention de se retirer une fois la consultation terminée.

        Qui lui succédera ? Dans un Sud-Soudan encore très jeune politiquement et où les appétits pourraient facilement s’aiguiser, ces rivalités sont dangereuses. Le vice-président Riek Machar semble être le favori d’une possible course au pouvoir. Mais il devra s’assurer l’appui de divers dirigeants comme MM. Pagan Amoun, James Wani Igga et Luka Biong Deng, qui représentent d’autres tribus (il est nuer) et d’autres régions que la sienne (il est originaire du Haut-Nil). Tout gouvernement à venir devra, pour être efficace, se soucier de l’équilibre ethnogéographique dans un pays très morcelé.

        L’avenir demeure malheureusement incertain. En effet, les problèmes non résolus avant le référendum restent sur la table, notamment la délimitation globale des frontières et la conclusion d’un accord pétrolier. Personne ne peut dire ce qui va se passer au Nord, mais il est bien évident que la nervosité de Khartoum rend la situation incertaine et explosive. Des arrangements potentiellement lourds de conséquences devront être négociés dans des conditions difficiles. Si la longue marche du Sud arrive à son terme, il lui faut encore, pour concrétiser et pérenniser son indépendance, surmonter les contradictions de Khartoum, dont il se retrouve l’otage involontaire.

 

 

 

 

(1) Ce mandat a d’ailleurs été violé lorsque l’Ethiopie a annexé unilatéralement l’Erythrée en 1962.

 

(2) Lire «  Le Somaliland, une exception africaine  », Le Monde diplomatique,octobre 2010.

 

(3) Paradoxalement, les autorités coloniales anglaises ne favorisèrent pas la christianisation. Les missionnaires furent en majorité des Italiens, des Américains et des Canadiens français. Londres préférait traiter avec les musulmans, perçus comme plus «  avancés  » et plus faciles à administrer.

 

(4) Garang avait toujours eu beaucoup de mal à «  vendre  » sa vision unitaire à ses camarades de combat, instinctivement sécessionnistes. Seuls son autorité personnelle et un intérêt croissant des musulmans opposés au régime islamiste lui avaient permis de l’imposer.

 

(5) Lire Jérôme Tubiana, «  Poker menteur au Soudan  », Le Monde diplomatique,juillet 2010.

 

(6) Lire Anne-Cécile Robert, «  Le président soudanais face à la justice internationale  »,Manière voir, n° 108, «  Indispensable Afrique  », décembre 2009 - janvier 2010.

 

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