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Le repli ethnique au service du pouvoir

Article de Marc Lavergne, paru dans le Magazine de l'Afrique n°28 de septembre-octobre 2012

       La diversité humaine du Soudan, tant du Nord que du Sud, est proverbiale : on évoque rituellement l’existence de 574 groupes ethniques – sans préciser, d’ailleurs, ce que l’on entend par ce terme – et de plus d’une centaine de langues. Depuis le recensement de 1956, effectué au départ des Britanniques, on reprend des pourcentages et des découpages déjà contestables à l’époque, et largement obsolètes et dépourvus de sens aujourd’hui : ainsi la distinction qui vient la première à l’esprit, entre Arabes et non-Arabes, n’a aucune signification tirée de son contexte. S’agit-il des arabophones monolingues depuis plusieurs générations, de ceux qui se réclament d’une origine arabe, descendants de migrants venus du Maghreb, d’Égypte ou d’Arabie ? S’agit-il, selon l’étymologie du mot, des nomades ? Dans le contexte soudanais, le terme d’Arabes prend un sens très particulier : il désigne les tribus culturellement arabisées, de peau très foncée, du Soudan central, qui nomadisent dans les steppes à l’écart de la vallée du Nil ; et ce terme a une connotation péjorative à l’égard de ces groupes dépourvus d’aura religieuse et d’ascendance noble.
       Il serait donc plus pertinent aujourd’hui de répartir la population soudanaise selon son origine géographique, qui conditionne largement son rapport à l’État, au Nord comme au Sud. Il importe surtout de rendre compte de l’urbanisation rapide de l’espace soudanais, du fait des guerres, des famines qui ont occasionné un afflux d’aide humanitaire et des transferts massifs de population des campagnes vers les villes, et de la rente pétrolière qui se déverse sur les capitales, Khartoum et Juba, depuis une dizaine d’années.
 
●  Les riverains de la vallée du Nil, de langue arabe ou nubienne, sont au sommet de la pyramide ethnique et sociale. Les premiers en contact avec le colonisateur britannique, ils ont eu accès au savoir occidental et les Britanniques leur ont laissé les clés du pouvoir. Ils sont répartis en tribus qui font bloc aujourd’hui contre la montée démographique et les revendications des autres groupes. Ils ont massivement quitté leurs villages pour investir la capitale et les grandes villes, et émigrer dans le Golfe ; le président de la République, le général Omar Al-Bachir, est un Ja’ali, le groupe le plus nombreux à se prétendre d’origine arabe ; mais le premier vice-président, Ali Osman Mohamed Taha, est un Shaigi, comme le ministre du Pétrole, Awad el-Jaz, et de nombreux barons civils du régime : c’est la tribu la plus noble (« açila ») implantée entre la troisième et la quatrième cataracte. Le troisième groupe dominant est celui des Danagla, originaires de Dongola, cité historique de plus de mille ans et lieu de naissance du Mahdi, qui chassa l’occupant turco-égyptien du Soudan en 1885, et du maréchal-président Jaafar Nimeiri qui dirigea le pays de 1969 à 1985. Les Danagla parlent une langue nubienne, ce qui ne les empêche pas de se compter comme l’un des principaux groupes « arabes ». En aval se succèdent d’autres groupes parlant différentes langues nubiennes, des Mahas aux Halfawiyin : tous ont joué un grand rôle dans l’histoire du Soudan moderne, fournissant les cadres de l’État, mais aussi de nombreux intellectuels et artistes.
 
● Cette élite est de plus en plus minoritaire et contestée. Mais elle est soutenue par les groupes arabisés et islamisés de la steppe et du désert : Abbala (« chameliers ») au nord et Baggara (« vachers ») plus au sud : ce sont de grands groupes aux traditions guerrières, et qui se sont mis au service de la Mahdiya à la fin du XIXe siècle, lui permettant de diriger le pays jusqu’en 1898, sous la férule du khalifa Abdullahi, de la tribu des Ta’aisha. Certain  de ces groupes, comme les Rizeiqat ou les Messeriya, sont les premiers concernés par la séparation du Nord et du Sud-Soudan : certes, ils ont fourni les redoutables milices mourahilin qui ont exécuté la politique de la terre brûlée du gouvernement de Khartoum contre leurs voisins Dinka du Bahr el-Ghazal au Sud-Soudan ; mais ils ont un besoin vital des pâturages de saison sèche au Sud et donc d’une frontière ouverte et de bonnes relations avec leurs victimes d’hier. Aujourd’hui, leur mobilisation par Khartoum se négocie donc moins aisément, d’autant qu’ils n’ont pas retiré beaucoup de bénéfices de leur engagement passé, et la remise à l’honneur des razzias d’esclaves leur a attiré l’opprobre de la communauté internationale. D’autres groupes nomades arabisés du Darfour, les Beni Hussein, Beni Halba, Oum Jallul, Mahamid, etc., ont de la même manière, à côté de certains groupes non-Arabes, été recrutés pour former les milices janjawid de sinistre mémoire. Mais eux aussi n’ont que peu bénéficié des crimes commis, et certains se rapprochent désormais des mouvements rebelles.
 
● Le troisième groupe est celui des peuples marginalisés des périphéries du Nord-Soudan : de grands peuples comme les Four, les Massalit ou les Zaghawa du Darfour ou les tribus Béja des montagnes de la mer Rouge, et la myriade de petits groupes qui peuplent les montagnes refuges, hier réservoirs d’esclaves et aujourd’hui de main-d’œuvre migrante, depuis les monts Nouba du Soudan central aux collines Ingessana des confins éthiopiens. Tous ces peuples ont pris les armes contre Khartoum qui pratique une politique d’expropriation à grande échelle de leurs terres les plus fertiles et leur refuse l’accès à une pleine citoyenneté : les jeunes du Sud-Kordofan et du Nil Bleu ont ainsi rejoint les rangs du SPLM dès le milieu des années quatre-vingt et leurs territoires ont été ravagés par le jihad décrété par Khartoum contre une population civile pourtant en majorité islamisée. Le Darfour a suivi en déclenchant, en 2003, une guerre qui visait à profiter des négociations en cours entre le SPLM et le Congrès national islamiste au pouvoir à Khartoum pour faire entendre ses propres revendications à l’égalité. Aujourd’hui, tous ces groupes du Nord, orphelins de la sécession du Sud, sont regroupés dans le Sudan Revolutionary Front (SRF) : SPLM-Nord, mouvements du Darfour (SLM et JEM), le Congrès Béja et des représentants des mouvements confrériques et politiques traditionnels. Mouvements armés aguerris, ils affrontent l’armée de Khartoum qui tente de réduire leurs bastions montagneux en bombardant la population civile, et tentent de faire la jonction avec le mouvement de révolte des jeunes urbains frappés par la crise économique et le chômage.
 
● Au Sud-Soudan, la situation est tout aussi contrastée et à peine moins conflictuelle. Si la première guerre a été menée par les groupes Anyanya puisant dans les peuples de la province d’Équatoria, frontalière du Congo ex-belge, de l’Ouganda et du Kenya, la seconde a été déclenchée par les grands peuples de la cuvette du Haut-Nil, Dinka, Nuer et Shillouk, plus proches géographiquement et historiquement du Nord. Ce qui explique que leur objectif ait été l’unité dans l’égalité et non plus l’indépendance. Ce sont ces groupes nilotiques, éleveurs transhumants de bovins, à l’opposé des cultivateurs de la forêt, qui ont pris en mains les destinées du pays. Une véritable « dinkacratie », du nom du peuple dont sont issus John Garang de Mabior et le président actuel Salva Kiir Mayardit, s’est instaurée, vivement rejetée par les peuples ou les clans marginalisés. En 1991, à l’occasion de la chute de Mengistu en Éthiopie, une guerre civile meurtrière avait opposé les forces restées fidèles à John Garang au groupe de Nasir, composé majoritairement de combattants Nuer et Shillouk menés par deux lieutenants de Garang, Riek Machar, Nuer, actuel vice-président du Sud-Soudan, et Lam Akol, Shillouk, aujourd’hui dans l’opposition après avoir rallié Khartoum dont il fut longtemps ministre des Affaires étrangères. À ce clivage fondamental opposant les Équatoriens aux Nilotes s’en ajoutent donc d’autres entre Nilotes Dinka et Nuer, entre clans d’un même peuple (les Nuer Lau contre les Nuer Jikany), et entre peuples voisins (Nuer contre Mourlé à la frontière éthiopienne) pour l’accès aux pâturages et aux puits et pour les vols de bétail traditionnels ; combats d’une violence extrême, l’ensemble de la population nomade étant désormais suréquipée d’armes automatiques et échappant à toute tentative de désarmement de l’armée nationale, le SPLA, discréditée pour sa partialité. La manne pétrolière qui se déverse sur le pays depuis l’Accord de paix global de janvier 2005 n’a fait qu’exacerber ces clivages, puisqu’elle est accaparée par les détenteurs du pouvoir et que hors de la capitale, Juba, transformée en ville-champignon en proie aux affairistes et à la corruption, le reste du pays attend toujours de sentir les bienfaits de l’indépendance…
 

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